écriture inclusive, imposture, inclusivisme, mythologies contemporaines

L’écriture inclusive, la théorie de «masculinisation » du français et l’imposture intellectuelle

Je républie ici cet article publié initialement dans la revue italienne Testo e Senso https://testoesenso.it/index.php/testoesenso/article/view/481

par Yana Grinshpun

« De longue date, des mouvements politiques ou religieux veulent modifier la langue pour affirmer leurs objectifs et imposer leur influence, aussi bien par des interdits que par des prescriptions. Ce fut le cas en Allemagne du mouvement nationaliste de la Sprachreinigung (littéralement nettoyage de la langue), qui voulut éradiquer de la langue allemande les mots d’origine étrangère. Opposant en règle générale une langue militante à la langue commune, ces mouvements ne sont pas démocratiques, car la langue commune est indéniablement un bien commun qu’aucun groupe ne peut s’approprier. Le plus souvent, ils se limitent à des jargons de cercle qui multiplient les signes de reconnaissance, et même dans des régimes tyranniques, les efforts pour officialiser une langue de bois ne survivent pas aux forces politiques qui l’imposent. ». (François Rastier « Écriture inclusive et séparatisme linguistique »)

Introduction

Dans l’usage commun des promoteurs de l’inclusivisme linguistique, l’expression « écriture inclusive » ne renvoie pas seulement à un type d’écriture, mais à un ensemble de phénomènes. La formule est d’abord le nom de domaine déposé en 2016 par le propriétaire de l’agence Mot-Clés, Raphaël Haddad. Cette agence est à l’origine de l’édition du premier manuel de l’écriture inclusive qui présente son entreprise comme une riposte aux discriminations subies par les femmes : « en réponse aux inégalités persistantes entre les femmes et les hommes, l’agence de communication d’influence Mots-Clés édite et diffuse le premier Manuel d’écriture inclusive ! »[1].

Deux ans avant, en 2014, aux éditions iXe sort un opuscule d’Eliane Viennot Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin qui est utilisé par Le Haut Conseil à l’Égalité pour la rédaction du guide « Pour une communication publique sans stéréotypes de sexe » en 2015 et réédité en 2016[2]. Il en est de même pour le manuel d’écriture inclusive édité par l’agence Mots-Clés en 2016. Une tribune initiée par E. Viennot annonce que des enseignants n’enseigneront plus que « le masculin l’emporte sur le féminin »[3]. Cette entreprise de communication politique part du principe que la langue française est un lieu d’inégalités sociales relevant de la domination masculine, que la grammaire est « androcentrée » et qu’il faut réformer à la fois la langue et la grammaire pour les rendre plus justes, plus égalitaires et plus féministes.

« L’inclusivisme » découle d’une idée promue par certains chercheurs qui se disent « engagés » et se positionnent à la fois comme spécialistes de divers domaines (sciences du langage, littérature, communication, sociologie) et comme usagers en combat pour des pratiques égalitaires. Le terme « inclusif », dans cette perspective, vient « de la conception de la société incluant les personnes à mobilité réduite et souffrant de handicaps divers » (Rabatel, Rosier 2018 :8). Quant à la langue, les pratiques inclusives prétendent intervenir non seulement sur l’écriture, comme peut le laisser penser la formule consacrée, mais aussi sur le lexique et sur la morphosyntaxe, qui seraient structurés de manière inégalitaire.

Lorsque l’on se penche sur les assertions des « inclusivistes » portant sur la langue, on constate une grande confusion conceptuelle. Langue, langage, discours sont souvent utilisés comme synonymes ; genre, sexe, sexualité sont confondus dans une nébuleuse floue, le lexique, la morphosyntaxe, l’orthographe sont présentés comme une totalité indistincte, l’activité des remarqueurs est considérée comme une fabrique de la langue commune, les problèmes de sens et de référence escamotés (cf. Szlamowicz 2018), l’histoire de la langue tronquée et révisitée. De la même manière, on constate la circulation massive des mots comme « démasculinisation », « invisibilisation », « androcentrisme », « cispatriarcat », « dominance masculine » dont les emplois dans le domaine de la langue ne relèvent d’aucun sens technique. On peut cependant remarquer que l’utilisation de ces mots magiques suggère que les formes linguistiques morpho-lexicales (en l’occurrence, féminines et masculines) induisent une organisation sociale idéologiquement injuste où les femmes seraient privées de leur place ou « invisibilisées ».

Comme cela a été déjà remarqué par des chercheurs en sciences du langage, l’introduction de l’idéologie dans la prescription linguistique n’est pas nouvelle (cf. Eco, 1994, Yagello, 1984, Velmezova 2007). En revanche, ce qui est nouveau dans le paysage scientifique contemporain, c’est que la description linguistique se fasse à travers un prisme moral et sexuel en considérant la langue comme un artefact et non pas comme « institution » qui fait lien entre tous les hommes et qui s’impose à eux, quels que soit leur sexe, leurs désirs personnels, leur appartenance sociale ou communautaire, leur âge et leur idéologie. Prétendre que les catégories de langue – formelles-lexicales ou sémantiques – sont la conséquence d’une intention sociale discriminatoire relève du créationnisme ou d’un caprice idéologique qui laisse croire que la langue ou l’activité grammaticale sont les créations des hommes malveillants.

Notre article propose d’apporter des éléments de réponse linguistique au débat social dominé par une cacophonie conceptuelle qui fait table rase du savoir linguistique et qui se fonde sur les prémisses linguistiques fausses et incohérentes.

  1. La formule « écriture inclusive »

L’expression « écriture inclusive » suscite la confusion car elle englobe le lexique (la féminisation des noms de métiers), l’orthographe (la préconisation d’utiliser des marques du féminin chaque fois qu’une forme de masculin est utilisée à l’écrit), le phénomène morphosyntaxique des accords adjectivaux concernant des mots de genres différents au sein du même groupe nominal. Ces trois domaines sont considérés comme vecteurs de l’injustice discriminante qui « invisibiliserait » les femmes.

  1. Le lexique

La féminisation des noms relève du l’évolution naturelle de la langue, bien décrite par de nombreux linguistes comme Brunot, Bally, Nyrop, Meillet, Manesse, Huot, etc. Le combat féministe pour l’égalité des droits quia permis aux femmes d’accéder aux mêmes postes (phénomène social) a simplement accéléré le phénomène lexical qui s’appuie sur les possibilités de la morphologie du français. Les femmes ont d’abord accédé aux métiers jadis réservés aux hommes et ce phénomène social a été enregistré par le lexique lorsque la morphologie le permettait. La féminisation des noms concerne la morphologie : la langue française dispose du matériau suffisant pour mettre les noms au féminin, elle offre des suffixes, performat-rice, mett-euse en scène, banquièr-e, et doctoresse pour féminiser les titres, les fonctions et les métiers. L’entrée dans le dictionnaire de ces mots est la réplique de changements sociaux. Parfois, l’usages impose des contraintes qu’il est difficile de transgresser. Par exemple, aucun problème pour magistrate, mécanicienne, plombière ou doyenne mais appeler médecin médecine n’est pas possible parce que dans l’usage, le mot renvoie à une discipline.

Par ailleurs, la féminisation est une source de confusion lexico-idéologique. Szlamowicz (2018 :73) remarque à ce propos:

« Il existe cependant une grande confusion quand on parle de « féminisation » La première et de penser que tous les métiers seraient d’abord masculins et nécessiteraient d’être féminisés. Or l’opposition masculin/féminin est souvent mobilisée par le lexique pour d’autres distinctions que mâle/femelle, notamment le couple fonction/machine : un balayeur est une personne, une balayeuse est une machine. La seconde erreur est de confondre l’usage de la langue avec un glossaire technique. Rappelons-le encore une fois : quand on parle, on ne passe pas son temps à désigner le sexe des gens ».

Szlamowicz ne fait que rappeler le fait que le phénomène morpho-lexical se réalise dans l’énonciation, en obéissant à la dynamique sémantique et discursive. Il y a des cas où la féminisation n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit d’indiquer le statut, ce qui est différent de l’indication de personne. Ce qu’entérine Charaudeau (2018 :113)

« La fonction telle qu’enregistrée par les dictionnaires, est définie comme l’activité qui est exercée par une personne, quel que soit son sexe. La fonction comme le statut ou la profession (élève, étudiant, légataire, concierge, général, prêtre, professeur, ministre), est comme une sorte de virtualité qui ne se réfère pas à l’actualité de la personne. Elle rejoint la valeur de généricité typifiante englobante ».

En témoignent de nombreuses « salles des enseignants », « cantines pour étudiants », ou encore « plats pensés pour les sportifs », « accessoires pour musiciens » où le nom ne désigne pas les personnes mais leur fonction. Enseignants, étudiants, sportifs et musiciens utilisés au pluriel « ne possède pas un rôle dénotatif lié au cumul d’entités distinctes, mais permet plutôt d’envisager la notion selon une dimension qui se situera justement  ‘hors numérotation’ ». (Szlamowicz 2021 :52)

  1.  L’écriture

L’écriture est un phénomène historique, un code qui note la langue, elle est postérieure à la langue et n’en est qu’une facette. Comme rappellent Benveniste et Chervel (1969 :19)

« L’écriture est une technique crée par l’homme pour doubler l’usage oral dans des domaines dont l’extension est allée sans cesse croissant ».

L’écriture est un moyen technologique de représenter la langue moyennant un système de signes conventionnels (graphies). Le système orthographique du français s’appuie d’une part sur les phonèmes de la langue et d’autre part sur les morphèmes. L’apprentissage de l’écriture est un processus long et lent qui débute à l’école primaire et qui doit tenir compte de nombreuses contraintes liées à la phonétique (la prononciation et la syllabation), à la morphologie (la construction des mots) et à la syntaxe (les accords). Le même son peut être transcrit à l’aide des signes différents qui vont d’une graphie aux digrammes et aux trigrammes (je mais peur, sein, sain, jardinier, gagner), (tôt, potmais eau, faux, costaud).

Par ailleurs, l’écriture du français standard respecte le principe fondamental des langues qui concerne à la fois l’oral et l’écrit : dans une position déterminée on ne peut avoir qu’un seul signe. Le signe linguistique minimum dégagé par l’analyse distributionnelle est la seule réalité linguistique. Or, les pratiques de l’écriture inclusive contreviennent à ce principe en découpant des mots en unités inexistantes et en créant des barbarismes.

Voici un message syndical scolaire.

  • Nous (personnel.les présent.es en heure d’info syndicale ce jeudi 4 mars) aimerions vous proposer un projet commun à toutes et tous les personnel.les et élèves du collège pour le 8 mars. […]. Les élèves seront aussi invité (sic !) à afficher un portrait de femme 

En français commun, le nom « personnel » est un nom collectif qui renvoie à la pluralité sans distinction de sexes. Émanant d’un syndicat scolaire, de telles annonces contreviennent à l’usage du français commun en brisant la morphologie du mot et en créant des morphèmes inexistants.

L’introduction des signes diacritiques (points, parenthèses) au sein du même mot brise ce principe et rend l’écriture imprononçable. Voici deux exemples tirés de la correspondance universitaire.

  • Bonjour à tou.tes.e.s et tous (messagerie universitaire)

Ce découpage illustre le procédé de déstructuration ignorante de la réalité linguistique : <tou> ne correspond à aucune réalité linguistique ni en synchronie ni en diachronie.

  • blanc.he et antiraciste : si on essayait ? Réflexions sur la place des Blanc.he.s dans la lutte antiraciste

La segmentation de l’adjectif « blanche » telle qu’elle est faite ici ne correspond ni au phonème, ni au morphème ni au graphème (ch) du français. De la même manière, <he> n’est ni un son, ni un phonème, ni un graphème connu du français.

Les discussions autour de sa stabilisation de l’orthographe étaient toujours houleuses et cela depuis le XVI siècle[4]. Cependant, quelles qu’incohérentes que soient certaines conventions adoptées, la plupart des réformes, surtout celles du XXe siècle, aspiraient à la simplification rationnelle. Or, l’écriture dite « inclusive » ne fait pas que briser l’unité du mot, elle est fondée sur des prémisses linguistiques fantasmatiques qui sont susceptibles de déstructurer l’enseignement de la langue commune et avoir des répercussions sur l’apprentissage par de jeunes élèves. Par ailleurs, personne n’est capable de former les  maîtres à ces pratiques en absence de norme cohérente. Du point de vue pratique, cette cacophonie ne peut que créer des situations d’insécurité linguistique.

  1. Syntaxe et accords

Dans la continuité des accusations envers la langue de l’injustice qui lui serait inhérente, se pose, pour les inclusivistes, la question des accords adjectivaux concernant des mots de genre différents au sein du même groupe nominal. C’est un point qui se pose principalement par écrit (ou cas où l’accord est pour l’œil). Par exemple, « ma mère et mon père sont venus », les participes venues et venus se prononcent de manière identique. Les inclusivistes postulent que le choix de la forme du masculin suppose des avantages pour les hommes (Viennot 2017 :127). La même avance :

« Les accords victimes de la masculinisation de la langue française sont d’abord ceux qui concernent les adjectifs et participes passés se rapportant à plusieurs substantifs de genres et / ou de nombres différents. On a constaté plus haut que l’ancienne langue ne voyait là aucun problème, se contentant d’accorder le ou les mots en question (jusqu’au verbe conjugué) avec le dernier substantif exprimé » (p.64)

Selon le protocole de recherche en linguistique, pour avancer une telle assertion, une étude quantitative sur un corpus du français préclassique et classique serait nécessaire. Les recherches sur le corpus montrent qu’au XVIe et au XVIIe siècle, l’usage le plus fréquent était celui où l’accord se faisait au masculin. Les études de M.-L. Moreau, tirées de la base textuelle du moyen français et du Dictionnaire du Moyen Français, qui analyse les accords à l’intérieur du groupe nominal et en position attribut, confirment l’existence des accords de proximité en français préclassique, mais montrent que la tendance majoritaire est à l’accord au masculin. Les grammairiens n’ont fait qu’enregistrer l’usage. Cela ne veut pas dire, comme l’affirment les inclusivistes, que l’accord de proximité a été « banni » du français. Il existe toujours en français contemporain, comme l’atteste l’étude sur le corpus du français contemporain d’Anne Abeillé (2018). Son existence est expliquée par des contraintes  liées au pluriel, aux choix énonciatifs, discursifs et stylistiques. Ex : Nombreusessont les idées et les trucs qu’on imagine faire si on était invisible […] (facebook.com/humourdunet, 2015)[5]

  • Problèmes de référence et  de genre/gender/sexe/

En français, ainsi qu’en nombreuses autres langues, le genre est, fondamentalement, un phénomène grammatical. Un grand nombre de linguistes (Meillet 1965, Moq 1968, Creissels 1999, Martinet, 1979, Corbett, 1991) considèrent que c’est une catégorie fonctionnelle formelle, sans motivation réaliste. Le genre morphologique désigne la répartition des noms substantifs dans des classes dont les membres partagent des caractéristiques formelles qui s’expriment dans les accords avec d’autres catégories grammaticales. À côté du genre grammatical (ou fonctionnel), le genre sémantique concerne les propriétés extralinguistiques des référents[6]. En français, le genre est grammaticalisé pour tous les noms, mais il est partiellement sémantique pour les humains. Par ailleurs, le genre existe selon un continuum de référentialité fort complexe, puisqu’on constate en français que les mêmes marques peuvent à la fois désigner un masculin sémantique (il arrive, ton papa) et l’impersonnel (il pleut). D’autres facteurs doivent être pris en compte : les noms épicènes (juge, linguiste), des noms dont le genre morphologique est masculin ou féminin mais qui ne correspond pas au genre sémantique (mannequin, star, canaille) les emplois métaphoriques (nullité, sommité)

  1. Escroc pleine de talent, Estella est résolue à se faire un nom dans le milieu de la mode.
  2. Devenir une star et avoir des millions de fans​, c’est de nos jours possible… grâce à YouTube !
  3. Cette crapule de Kevin m’a encore menti !
  4. Né en Argentine, le professeur Scaiano est devenu une sommité mondiale en photochimie.
  5. Rachid est ceinture noire de karaté.

Ces exemples montrent que le continuum du genre (entre morphologie et sémantique) connait des configurations fort nombreuses qui ne se réduisent au nominalisme cratylien selon lequel le genre correspond au sexe biologique, comme l’exige la vulgate féministe :« Toute femme exerçant une activité doit pouvoir être nommée d’un mot féminin […] De la même façon, tout homme doit pouvoir être nommé d’un mot masculin. » [Viennot 2014 : 105].

Le sens des mots n’est pas défini par la nature des mots, le lexique n’est pas figé dans une référentialité particulière, mais participe des configurations énonciatives, sémantiques et stylistiques différentes. La langue rend possible les énoncés suivants « Ma fille est un vrai voyou, mais croyez–moi, elle est loin d’être con », « Jacqueline est témoin au procès du meurtre de son mari » qui n’obéissent pas la logique réductrice du binarisme idéologique. Le discours « inclusiviste » met en avant une conception du genre grammatical comme forcément lié à l’identité sexuelle ; or, ce décalque de l’anglais « gender » ne vise pas le fonctionnement du français mais s’inscrit dans une nouvelle épistémologie d’inspiration déconstructiviste, qui réduit l’ensemble de phénomènes linguistiques complexes à la supposée domination masculine qu’il faut à tout prix déconstruire.

  1. Théorie de « masculinisation »

Dans Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Viennot explique que le XVIIe siècle était traversé par les réformes de langue « à lourde composante sexiste ». Cette assertion a été reprise par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes. Les médias, comme Libération ont contribué à colporter cette idée en 2017 en titrant « Les académiciens ont commencé à effacer la marque du féminin au 17e siècle, jusqu’à là largement usité »[7] Que les journalistes ne soient pas spécialistes de la langue, cela se comprend, mais que la réécriture de l’histoire du français ne rencontre aucun obstacle ni objection de la part des spécialistes de l’histoire du français est inquiétant pour l’état du savoir. Et pourtant, plusieurs ouvrages et articles de linguistes et d’historiens de la langue ont clairement montré l’imposture[8]. La thèse de la « masculinisation de la langue » est fondée sur une idée selon laquelle la langue et la grammaire seraient des artefacts créés par des hommes (mâles) afin de priver les femmes de « visibilité ». Le français, depuis le XVIe siècle a été un objet de discours très divers : grammaticaux, littéraires, philosophiques, philologiques, typographiques etc. Pour les inclusivistes, ces pratiques hétérogènes et nombreuses dont la description minutieuse est faite par les spécialistes du XVIIe siècle se réduisent au « monopole des hommes ». Ils commettent deux erreurs :

-la première consiste à adopter la position nominaliste qui confond la langue avec les discours sur la langue, confusion critiquée par Milner (1989 :67)

« Une langue n’est que l’ensemble des discours qu’on tient à son propos, telle serait volontiers la position : où l’on retrouve le nominalisme devenu convenu dans un certain type d’études. Or, la linguistique adopte justement l’hypothèse inverse : soyons clair, la linguistique n’existe que si le langage a des propriétés réelles… ».

La grammaire au sens descriptif est une activité de description de la formation langagière dans toute son hétérogénéité sans que les circonstances particulières ni les destinataires ne soient pris en compte. Elle ne peut se confondre avec la langue, car elle vise à « formuler les connaissances générales, des règles sous lesquelles se puisse ranger la diversité des usages et des emplois »[9]. La grammaire prescriptive qui est une pratique socio-linguistique normative émettant des jugements modaux « dites » ou « ne dites pas » ne relève pas directement de l’activité grammaticale descriptive, mais son existence n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur la grammaire descriptive. Mais quelle que soit l’activité en question, elle ne saura se confondre avec la langue commune en usage.

-la deuxième consiste à voir un complot des hommes grammairiens qui œuvreraient à la fabrication des « masculinismes », ce qui est absurde, car d’une part la langue n’est pas un système « d’hommes et de femmes », c’est un système de sons porteurs de sens qu’on ne fabrique pas, et d’autre part, l’activité grammaticale ne se réduit pas à la prescription.

Les grammairiens de l’époque décrivaient le français dans toute sa complexité et ils ne se limitaient pas au lexique, mais tenaient compte de la syntaxe, de la morphologie et de la phonétique. On cite souvent une phrase de Vaugelas qui serait à l’origine des malheurs des générations des femmes : « le genre masculin est plus noble que le genre féminin ». Or, cette citation est tronquée. Voici la citation complète :

« Comment dirons-nous donc ? Il faudrait dire ouverts [Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte ou ouverts à vos louanges]. Il faudrait dire, ouverts, selon la Grammaire Latine, qui en sue ainsi ?, pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble, mais l’oreille a de la peine à s’y accommoder, parce qu’elle n’a point accoutumée de l’ouïr dire de cette façon, et rien ne plaît à l’oreille, pour ce qui est de la phrase et de la diction, que ce qu’elle a accoutumé d’ouïr. Je voudrais donc dire, ouverte, qui est beaucoup plus doux, tant à cause que cet adjectif se trouve au même genre avec le substantif qui le touche, que parce qu’ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive, et que par conséquent l’oreille y est toute accoutumée […]  Mais qu’on ne s’en fie point à moi, et que chacun se donne la peine de l’observer en son particulier […] ».

On voit bien que Vaugelas ne prescrit rien et qu’il préfère à titre personnel l’accord de proximité au féminin plutôt que l’accord au masculin. Bref, tout le contraire de ce que la vulgate féministe lui fait dire. On peut lire également dans la préface des Remarques : « dans les doutes de langue, il vaut mieux pour l’ordinaire consulter les femmes, et ceux qui n’ont point étudié, que ceux qui sont bien savants en la langue Grecque et Latine »

Par ailleurs, selon cette thèse (voir Viennot 2014), des mots ont été masculinisés dès lors qu’ils évoquent des choses nobles, tels « art » ou « honneur », tandis que d’autres, comme « cuillère » ont été féminisés. D’autres enfin «ont changé de sexe » au pluriel, comme « orgue » ou « délice » (Viennot 2014/2017 : 86-87).

La réalité historique est différente de ces assertions. F. Brunot, dans sa monumentale Histoire de la langue française des origines à nos jours[10] observait des termes qui ont changé de genre sans raison bien définie ou qui pouvaient s’utiliser en deux genres : une art chez Du Bellay, Baïf et Montaigne, mais masculin chez Marot, Nicot et Cotgrave. Une arbre est féminin chez Rabelais. Au début du XVII siècle les mots comme image et ombre étaient encore au masculin. Dans certains cas, c’est la désinence féminine qui pousse vers le féminin beaucoup de noms, par exemple affaire, alarme, échange qui étaient utilisés au masculin, deviennent définitivement un féminin, dans d’autres ce sont les étymons latins qui permettent de fixer le genre : navire, abîme. Nyrop remarque dans  La Grammaire historique de la langue française que de nombreux changements de genre étaient dus à l’influence des suffixes :

« Comme les mots en -our  sont le plus souvent masculins et les mots en –ine le plus souvent féminins, on finit par dire un amour et une mandoline au lieu de une amour et un mandoline (it. Mandolino) »[11]

Bien que le « sexe des mots » n’existe pas et que le genre des mots ne soit pas interprétable en termes de bénéfices sexistes, la « théorie de masculinisation » a été imposée sans vérification, sans la mise en lumière de ses contradictions patentes et ses assertions douteuses jusqu’aux bancs des facultés de lettres. Or, cette assertion passée au crible de l’analyse historique et linguistique relève d’une imposture intellectuelle fondée sur un mythe.

Conclusion

On pourrait terminer cette analyse critique de l’inclusivisme linguistique par plusieurs remarques qui invitent à d’autres réflexions au sujet des réformes de la langue.

La première remarque est épistémologique, elle touche à « l’entreprise de la récusation de l’activité scientifique au profit du mythe inclusiviste alimenté par la pensée magique » (Neveu 2021 :18). On constate, en effet, un véritable changement épistémologique qui fait table rase des acquis de la linguistique contemporaine en participant par là au procès plus global de la déconstruction du savoir. Si l’apparition de tout nouveau savoir s’appuie sur la tradition en entretenant avec cette dernière des rapports critiques, l’inclusivisme ne s’intéresse ni aux usages linguistiques réels, ni aux problèmes sociaux réels, mais crée des usages artificiels, incohérents et irréguliers.

La deuxième remarque est d’ordre socio-politique. Le phénomène appelé « écriture inclusive » dépasse le strict domaine de la langue qui ne lui sert qu’en tant que couverture scientifique ». Ce phénomène est bien analysé par F. Rastier[12] qui rappelle que le nouveau maire écologiste EELV de Lyon aposé comme un acte politique l’adoption de l’écriture inclusive officiellement. Si personne n’est capable de définir clairement les normes d’usage de ce nouveau dialecte politique ni de l’utiliser de manière cohérente, afficher le fait de son adoption revient à revendiquer son éthos idéologique militant. C’est ainsi que le principe de la réalité est sacrifié au principe du désir fantasmatique. J. Monnerot (1963 : 289) décrivait ainsi ce phénomène propre au fonctionnement idéologique des régimes totalitaires.

« Des représentations qu’aucun démenti de l’expérience ne peut réduire soumettent les faits  à une déformation systématique, les infléchissant et les gauchissant toujours dans le même sens. Il y a une confusion partielle du désir et de la réalité : on ne fait plus le départ entre ce qui est et ce qu’on voudrait qui soit, entre la formation des idées sous la pression du désir. On glisse insensiblement de l’optatif à l’indicatif. »[13].

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VAUGELAS, C-F (1635/1970), Remarques sur la langue française, FacSimile de l’édition originale, Introduction par J. Streicher, Genève, Slatkine repirnts.

VELMEZOVA, E. (2007). Les lois du sens: la sémantique marriste. Slavica Helvetica. 77. Bern.

VIENNOT, E. (2014/2017), Non, le masculin ne l’importe pas sur le féminin. Petite histoire de résistance de langue française, Paris, iXe.


[1] https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/initiative/manuel-decriture-inclusive/

[2] https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_pour_une_communication_publique_sans_stereotype_de_sexe_vf_2016_11_02.compressed.pdf

[3] http://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin

[4] On consultera à ce propos B. Cerquiligni (2004), La genèse de l’orthographe française (XII-XVII siècles), Paris : Champion, Biedermann-Pasques, L. (1992), Les grands courants orthographiques au XVII° siècle et la formation de l’orthographe moderne, Tübingen, Max Niemer Verlag, Benveniste, C.-B., Chervel, A. (1969), L’orthographe, Paris : Maspero.

[5] Corpus d’A. Abeillé (2018)

[6] Voir le rappel synthétique Grinshpun, Szlamowicz (2021) « Le genre comme catégorie linguistique »in Observables , n°1.

[7] https://www.liberation.fr/france/2017/11/05/une-langue-a-demasculiniser-plus-qu-a-feminiser_1608039/

[8] Magniont, G. (2020) Guerre civile des français sur le genre, Bordeau : éd. on verra bien,  Szlamowicz, J. Salvador, X. (2018), Le sexe et le genre, Paris : éd. Intervalle, Rastier, F. (2020) « Écriture inclusive et exclusion de la culture » in Cités, n°82 etc.

[9] Colombat, B., Fournier, J.-M., Puech, Ch. (2010), Histoire des idées sur le langage et les langues, Klincksieck, Paris.

[10] Brunot, F. (1967), Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, Armand-Colin, tome II, chapitre II.

[11] Nyrop, 1908 (tome 3 : 349)

[12] https://www.mezetulle.fr/ecriture-inclusive-et-separatisme-linguistique/

[13] Jules Monnerot (1963), La sociologie du communisme, Paris : Gallimard

1 réflexion au sujet de “L’écriture inclusive, la théorie de «masculinisation » du français et l’imposture intellectuelle”

  1. Encore une fois, excellent article qui n’appelle aucun commentaire, seulement l’approbation. J’aurais pensé Monnerot oublié, dans l’université nouvelle.

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