Christianisme, Frères Musulmans

Un siècle de liens secrets : le Vatican et les Frères musulmans

par Vinciane Gallo

Quand le Vatican soutenait l’Égypte : l’histoire de la Banque Misr (1920-1936)

En 1920, l’Égypte entame une transformation économique majeure pour s’émanciper de l’emprise coloniale britannique[1]. Inspirées par l’Institut italien pour la reconstruction industrielle (IRI), les élites égyptiennes, menées par l’économiste Tal’at Harb, créent la Banque Misr, première banque à capitaux entièrement égyptiens. Inauguré en 1927, son siège est conçu par l’architecte italien Antonio Lasciac, connu pour ses travaux au service du Vatican au Moyen-Orient. Parallèlement, la fondation des Frères musulmans en 1928 par Hassan al-Banna s’inspire du Parti populaire italien de Luigi Sturzo, précurseur de la Démocratie chrétienne. Les idées de Tal’at Harb influencent directement al-Banna, la Banque Misr servant de modèle à une économie islamique nationale et sociale. Dans ses premières années, la confrérie soutient activement la banque, tant idéologiquement qu’économiquement.

Sous Mussolini, l’Italie accroît son influence en Afrique du Nord. Le Banco di Roma, dirigé par Ernesto Pacelli, oncle du futur Pie XII, établit des succursales au Caire et à Tripoli avec l’appui du Vatican. Cependant, les liens entre le Vatican et Tal’at Harb s’opposent aux ambitions fascistes, qui privilégient le mouvement ultranationaliste Misr Al-Fitat d’Ahmad Hussein. La révolution de 1952, portée par Gamal Abdel Nasser, bouleverse cet équilibre : la Banque Misr est nationalisée, rompant avec son héritage frériste, et les Frères musulmans sont marginalisés, plusieurs de leurs leaders arrêtés. Malgré cela, des connexions idéologiques et économiques persistent.

En 1963, Ahmed Al-Najjar, influencé par les Frères musulmans, fonde la Mit-Ghamr Bank, première institution appliquant les principes de la charia : interdiction de l’intérêt, partage des profits et microcrédit. Son succès attire l’attention du Vatican, intéressé par cette alternative au capitalisme libéral. Cependant, en 1967, Nasser nationalise la banque, forçant Al-Najjar à l’exil. Ce modèle inspire néanmoins la Banque Misr qui, dans les années 1970, renoue avec l’Italie via la Misr International Bank, où le Banco di Roma prend une participation notable.

À partir des années 2000, sous les pontificats de Benoît XVI et François, le Vatican approfondit sa réflexion sur l’éthique bancaire. La crise financière mondiale de 2008 ébranle la confiance dans le capitalisme spéculatif. En 2009, le Vatican suggère que « les banques devraient s’inspirer des principes de la finance islamique »[2]. Marcianum Press, proche du Saint-Siège, publie des travaux sur la finance islamique, tandis que Giovanni Maria Vian, alors directeur de L’Osservatore Romano, reconnaît l’influence des écrits de Sayyid Qutb, idéologue des Frères musulmans.

De Ratisbonne au Caire : la rupture de Benoît XVI       

Dans son discours de Ratisbonne en 2006, Benoît XVI oppose le Logos judéo-chrétien, fondé sur la raison et l’amour, à une vision islamique marquée par une transcendance absolue, parfois liée à la violence. Citant un dialogue byzantin du XIVème siècle, il provoque une crise mondiale : « Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait »[3]. Les réactions sont violentes : églises attaquées à Gaza, une religieuse assassinée à Mogadiscio, un prêtre décapité en Irak. Mohammed Habib, vice-dirigeant des Frères musulmans, exige des excuses, rejoint par le Hamas, le Hezbollah et Erdoğan.

Les Frères musulmans saisissent cette crise pour se positionner comme des interlocuteurs privilégiés. En 2007, 138 intellectuels musulmans, soutenus par le roi Abdallah de Jordanie et le cheikh Salim Falahat, dirigeant des Frères musulmans en Jordanie, publient A Common Word[4], une lettre ouverte visant à apaiser les tensions. À noter que dès les années 2000, la Fédération des Organisations Islamiques en Europe (FOIE), un lobby lié aux Frères musulmans, renforçait déjà ses interactions avec le Vatican.[5] En 2008, le premier forum islamo-chrétien est organisé dans le but de tourner la page du discours de Ratisbonne. La délégation musulmane comprend Mustafa Ceric, mufti de Bosnie et membre de l’ECFR (Conseil européen de la fatwa, créé par Youssef al-Qaradawi), Tariq Ramadan, l’ayatollah Damad et Ingrid Mattson, présidente de l’Islamic Society of North America (ISNA), la principale organisation liée aux Frères musulmans aux États-Unis. Ce dialogue marque un tournant malgré des tensions persistantes ; notamment après les attentats de 2011 contre des églises à Bagdad et Alexandrie, qui poussent Benoît XVI à appeler à la protection des minorités religieuses, provoquant un incident diplomatique avec l’Égypte.[6]

En 2012, le cardinal Michael Fitzgerald se rend au siège des Frères musulmans à Sohag afin de les féliciter pour leur victoire électorale. Lors de cette rencontre, Hammam Ali Youssef déclare avec satisfaction qu’« il est temps pour l’Europe et l’Occident d’écouter les Frères musulmans et de découvrir leurs valeurs. »[7]. En octobre de la même année, en écho discordant, le cardinal Peter Turkson, proche de Ratzinger, diffuse un film prédisant la transformation de la France en califat islamique, porté par un remplacement démographique musulman. Cette initiative suscite l’indignation de 260 évêques[8], qui condamnent unanimement une théorie jugée conspirationniste et provocatrice. Cet épisode révèle le malaise grandissant autour de l’héritage de Joseph Ratzinger, désormais perçu comme une figure encombrante.

Le 11 février 2013, Benoît XVI crée la stupeur en annonçant sa renonciation au pontificat ; un geste sans précédent depuis des siècles. L’explication officielle invoque des raisons de santé, laissant croire qu’une opération cardiaque subie quelques mois plus tôt en serait le motif. En réalité, il ne s’agissait que du simple remplacement des piles de son pacemaker. Dans son discours d’adieu, le pape émérite dresse un constat sévère : il évoque une Église « défigurée » et « les divisions dans le corps ecclésial ». Quelques mois auparavant, l’affaire Vatileaks avait éclaté, exposant des rivalités féroces autour du contrôle de la banque du Vatican. Deux blocs s’affronteraient en coulisses : d’un côté, l’Opus Dei, que Lorenzo Vidino décrit comme entretenant des accointances idéologiques proches des cercles fréristes[9] ; de l’autre, les Chevaliers de Colomb, organisation conservatrice et soutien historique de la cause juive — notamment en 1938, lorsqu’elle facilita l’accueil de réfugiés juifs en Palestine[10]. Dans les jours suivant le départ du pape bavarois, le Vatican adopte pour la première fois dans ses documents officiels le terme d’« État de Palestine ».[11]

François, frère parmi les Frères


Le 13 mars 2013, la fumée blanche s’élève au-dessus de la chapelle Sixtine. Le cardinal argentin Jorge Mario Bergoglio devient pape sous le nom de François. Dès ses premières prises de parole, un ton inédit se fait entendre. Là où son prédécesseur Benoît XVI évoquait les musulmans comme des « amis », François les désigne comme des « frères ». Ce glissement sémantique marque un tournant dans la diplomatie du Saint-Siège.

En 2014, le pape François initie une rencontre inédite pour la paix au Vatican, réunissant le président israélien Shimon Peres et le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas. Présentée comme un moment fort du dialogue interreligieux, cette initiative est fermement critiquée par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui y voit une manœuvre de communication déconnectée des réalités du conflit. La polémique prend de l’ampleur lorsqu’au cours de la cérémonie dans les jardins du Vatican, des prières musulmanes sont récitées, accompagnées de versets coraniques, dont l’un contient un appel à « vaincre les mécréants »[12]. Ce verset précis est par la suite passé sous silence dans les comptes rendus des médias officiels catholiques, alimentant les critiques sur un traitement partial de l’événement.  En 2015, peu échaudé par les polémiques, François remet une médaille à Mahmoud Abbas en le qualifiant d’« ange de paix ».[13] 

En 2017, l’orientation islamophile du Saint-Siège se confirme. Mgr Miguel Ayuso Guixot, futur cardinal, se rend à Doha pour participer à la conférence annuelle du Centre de recherche sur la législation et l’éthique islamiques (CILE), dirigé par Tariq Ramadan. Il y inaugure des travaux consacrés aux concepts de « djihad » et de « guerre juste ».[14]       

Mais c’est lors de son voyage historique en Irak, en mars 2021, que les limites de la stratégie interreligieuse du pape François deviennent particulièrement visibles. Ce déplacement, présenté comme un moment clé pour sceller la réconciliation entre les trois religions monothéistes — judaïsme, christianisme et islam — aboutit en réalité à trois échecs successifs.

Le premier concerne la grande rencontre interreligieuse organisée à Ur, lieu symbolique associé au patriarche Abraham. Cet événement, censé incarner le dialogue abrahamique, est vidé de sa portée trilogique en raison de l’absence totale de représentants juifs. Cette exclusion résulte de pressions exercées par les autorités chiites d’Irak et d’Iran, qui ont explicitement refusé la présence juive. Face à cette exigence, le Vatican choisit de céder, et le pape François accepte la tenue de la rencontre sans la participation des Juifs.  Ensuite, à Najaf, le pape rencontre le très influent ayatollah Ali al-Sistani. Il espérait rallier ce dernier à la Déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine, cosignée en 2019 avec le cheikh sunnite Ahmed al-Tayyeb. Mais Sistani refuse de signer, dénonçant un texte à l’interprétation équivoque. Lors de leur entretien privé, il explique son refus par deux raisons majeures : une divergence théologique — seuls sont « frères » ceux qui partagent la même foi — et une critique politique des puissances occidentales, coupables selon lui de nourrir les conflits au Moyen-Orient, notamment au détriment du peuple palestinien. Le pape, confronté à ces objections, se retrouve désarmé.

Quelques mois plus tard, une phrase du souverain pontife provoque un tollé : « La Torah ne donne pas la vie. »[15] L’indignation est immédiate. Le grand rabbin sud-africain Warren Goldstein accuse François de répéter « les péchés du pape Pie XII à l’époque nazie ». À Rome, Riccardo Di Segni, grand rabbin de la ville, exprime sa « grande déception » et constate un recul brutal dans les relations judéo-chrétiennes.

Ce malaise est encore aggravé par une posture vaticane de plus en plus alignée sur le récit palestinien. Le pape évite soigneusement toute condamnation explicite du Hamas, tout en multipliant les gestes en faveur de la cause palestinienne. En décembre 2024, lors de la messe de Noël, il se recueille devant une crèche où l’Enfant Jésus est représenté coiffé d’un keffieh — symbole de la résistance palestinienne. Quelques jours plus tard, il appelle à une enquête sur les massacres à Gaza, évoquant un « possible génocide », sans jamais mentionner les attaques contre les civils israéliens. Cette asymétrie suscite une vive incompréhension au sein de la communauté juive, mais aussi parmi les chrétiens d’Orient inquiets du soutien croissant du Vatican à des forces islamistes hostiles à leur présence. Le 21 avril 2025, le pape François s’éteint à 88 ans dans la résidence Sainte-Marthe, au Vatican, terrassé par un AVC suivi d’un arrêt cardiaque. Parmi les hommages marquants, celui du recteur de la Grande Mosquée de Paris ; il évoque avec émotion le moment où le souverain pontife, en signe de respect, avait embrassé à plusieurs reprises le Coran qu’il venait de recevoir.[16] Ensemble, ils travaillaient alors à l’organisation d’un sommet islamo-chrétien d’envergure, prévu à Paris. Ce geste final incarne l’essence même du pontificat de Bergoglio : un Vatican dédié, jusqu’à son dernier souffle, à tisser des liens entre Rome et ses Frères.


[1]ANONYME, « Vatican and the Muslim brotherhood : 100 years of political and economic relations », Democracy Centre for Transparency, (https://dctransparency.com/vatican-and-muslim-brotherhood-100-years-of-political-and-economic-relations/)

[2]ANONYME, « Vatican praises ‘ethical’ Sharia banking», World Finance : The Voice of the Market, (https://www.worldfinance.com/news/vatican-praises-ethical-sharia-banking#:~:text=%E2%80%9CPope%20Benedict%20urged%20the%20western,crisis%2C%E2%80%9D%20Mr%20Abdou%20says.)

[3]ANONYME, 2007, « Extraits du discours de Ratisbonne », Le Figaro, 15 octobre, (https://www.lefigaro.fr/international/2006/09/18/01003-20060918ARTFIG90114-extraits_du_discours_de_ratisbonne.php)

[4]https://www.acommonword.com/the-acw-document/

[5]ANONYME, 2006, « The Muslim brotherhood in Europe », Ikhwanweb, 4 mars, (https://ikhwanweb.com/the-muslim-brotherhood-in-euro/)

[6]AFP, 2011, « L’Égypte dénonce l’ingérence du Vatican », Le Figaro, 12 janvier, (https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/01/12/97001-20110112FILWWW00297-l-egypte-denonce-l-ingerence-du-vatican.php)

[7]AL-MASRY AL-YOUM, 2012, « Vatican ambassador visits Brotherhood headquarters in Sohag », Egypt Independant, 5 mars, (https://www.egyptindependent.com/vatican-ambassador-visits-brotherhood-headquarters-sohag/)

[8]GUÉNOIS, Jean-Marie, 2012, « Islam : une vidéo suscite la polémique au Vatican », Le Figaro, 16 octobre, (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/10/15/01016-20121015ARTFIG00708-islam-une-video-suscite-la-polemique-au-vatican.php)

[9]PÉTREAULT, Clément, 2022, « L’Union Européenne aime-t-elle trop les Frères musulmans ? », Le Point, 24 janvier, (https://www.lepoint.fr/monde/l-union-europeenne-aime-t-elle-trop-les-freres-musulmans-24-01-2022-2461799_24.php)

[10]ANONYME, «Political activity of the Knights of Columbus », Wikipédia, (https://en.wikipedia.org/wiki/Political_activity_of_the_Knights_of_Columbus

[11]ANONYME, 2015, « Le Vatican reconnaît la Palestine comme un État dans un texte officiel », Sud Ouest, 13 mai, (https://www.sudouest.fr/societe/religion/le-vatican-reconnait-la-palestine-comme-un-etat-dans-un-texte-officiel-7808494.php)

[12]HOYEAU, Céline et LIEVEN, Samuel, 2014, «La prière improvisée de l’imam dans les jardins du Vatican suscite des réactions », La Croix, 23 juin, (https://www.la-croix.com/Religion/Actualite/La-priere-improvisee-de-l-imam-dans-les-jardins-du-Vatican-suscite-des-reactions-2014-06-23-1168828

[13]ANONYME, 2015, «Le pape François à Mahmoud Abbas: « Vous êtes un ange de paix » », L’Humanité, 16 mai, (https://www.humanite.fr/monde/mahmoud-abbas/le-pape-francois-a-mahmoud-abbas-vous-etes-un-ange-de-paix

[14]HOFFNER, Anne-Bénédicte, 2017, « « Djihad » et « guerre juste » au centre d’une conférence interreligieuse au Qatar », La Croix, 21 mars, (https://www.la-croix.com/Religion/Islam/Djihad-guerre-juste-centre-dune-conference-interreligieuse-Qatar-2017-03-21-1200833617)

[15]ANONYME, 2021, «Inquiets après une remarque du pape, des rabbins israéliens écrivent au Vatican », Times of Israel, 25 août, (https://fr.timesofisrael.com/inquiets-apres-une-remarque-du-pape-des-rabbins-israeliens-ecrivent-au-vatican#:~:text=Le%20Pape%20Fran%C3%A7ois%20a%20d%C3%A9clar%C3%A9,son%20 accomplissement%20dans%20le%20Christ%22) 

[16]POUPEAU, Thomas, 2025, «« Pour tous les musulmans, l’Église est une boussole » : le recteur de la Grande mosquée invité aux obsèques du pape », Le Parisien, 25 avril, (https://www.leparisien.fr/societe/religions/pour-tous-les-musulmans-leglise-est-une-boussole-le-recteur-de-la-grande-mosquee-invite-aux-obseques-du-pape-25-04-2025-SPUDSYOVXRBI3DTRX622W3HXKU.php)

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