Ce texte est publié initialement dans l’ouvrage collectif (Sami Biasoni dir.) L’encyclopédie des euphémismes contemporains et autres manipulations militantes de la langue, éd. le Cerf
par Yana Grinshpun
Le concept de « glottophobie » prétend s’inscrire dans le vaste champ de la sociolinguistique, discipline dont l’objectif est d’étudier et de décrire les rapports que la société entretient avec la langue. Il peut s’agir de la langue commune au sein d’une société donnée ou d’autres langues (régionales ou étrangères). L’un des domaines de la sociolinguistique s’intéresse aux attitudes des locuteurs, aux stéréotypes et aux représentations que peuvent susciter les manières d’utiliser la langue maternelle des locuteurs ou les langues étrangères.
Le terme « glottophobie » a été proposé par Philippe Blanchet (1998), « pour l’inscrire dans un paradigme sociopolitique de rejet des personnes et pas seulement de langues ou variétés linguistiques en elles-mêmes[1] ». Selon ce linguiste, « les discriminations glottophobes croisent les discriminations au prétexte de l’origine réelle ou supposée, de la situation économique, du genre, par exemple. »
Dans son livre, Discriminations : combattre le glottophobie[2], l’auteur explique que seuls les militants ou « les chercheurs spécialisés » ont l’œil exercé pour discerner les discriminations linguistiques dans la vie de tous les jours. Le concept a également une prétention politique, des politiciens ont cherché à en faire l’objet d’un article de loi[3] qui lutterait contre les discriminations linguistiques (glottophobie). Par ailleurs, Blanchet livre une critique radicale de l’enseignement du français commun à l’école, en lui imputant « l’inculcation de l’hégémonie linguistique » (l’enseignement de la norme) qui serait à l’origine des « discriminations » : « P., aux mains des groupes dominants, a inculqué une idéologie linguistique qui a transformé leur domination en hégémonie. L’école est en effet souvent le lieu principal où est cultivée, inculquée, justifiée l’hégémonie d’une certaine langue (rarement plusieurs) et d’une certaine norme (idem) de cette langue[4] ».
Tout nouveau concept s’inscrit dans l’idéologie dominante de l’époque qui fournit les cadres pour les constructions intellectuelles valorisées. L’idéologie dominante répandue dans les universités françaises – et notamment en sciences humaines – postule que tout phénomène social, et a fortiori linguistique ne peut être perçu qu’en termes de discrimination qui se transforme en seule et unique explication des attitudes et des représentations sociolinguistiques. Cette prédominance idéologique explique la formation morphosémantique du terme « glottophobie »
Mot composé, constitué de deux radicaux grecs : « glotta » et « phobos », ce terme s’inscrit dans la lignée des mots en -phobie (islamophobie, transphobie, russophobie, etc.) forgés à partir de la racine grecque φόβος (peur, effroi) et γλῶσσα (langue). Ces termes servent à exprimer des accusations, ou à disqualifier certaines personnes, alors désignées comme exprimant des sentiments d’hostilité à l’égard de l’Autre. Le radical « phobie » s’enrichit ainsi d’une dimension de sens nouvelle – celle de discrimination – et correspond à la tendance idéologique contemporaine postchrétienne (ou post-moderne) d’amour obligatoire de l’Autre. Il ne s’agit donc pas d’un concept descriptif servant à saisir les phénomènes sociolinguistiques dans leur dynamique, mais d’une accusation érigée en dénomination d’allure savante.
Le concept de « glottophobie » pâtit de plusieurs faiblesses épistémologiques. Le postulat de la découverte « scientifique » qui consiste à expliquer qu’on juge l’autre selon sa manière de parler et que les manières de parler sont différentes en fonction des locuteurs est très ancien. Depuis que les hommes réfléchissent sur les usages de la langue, ils remarquent que dans toutes les sociétés on juge son prochain d’après sa manière de s’exprimer. Il peut s’agir de l’accent, du lexique, de la syntaxe, du style ou encore d’un ensemble d’attitudes socio-discursives. On émet des jugements sur la langue de l’autre par rapport aux normes partagées par un groupe social auquel appartient l’émetteur. Dans le Livre des Juges (12, 1-6), on lit que les hommes de Galaad ont pris le contrôle des gués du Jourdain, et pour démasquer leurs ennemis de la tribu d’Ephraïm, ils demandaient à ceux qui voulaient traverser le gué de prononcer le mot schibboleth[5]. L’hébreu parlé à cette époque (entre le VIIIe et Ve siècle avant J.C) connaît de nombreuses variations[6]. Les éphraïmites prononçaient le son [ʃ] /ch comme [s], dans leur variation de l’hébreu. Cette variation phonétique, connue des gens de Galaad, a servi de test, pour repérer les ennemis et s’en débarrasser.
Rabelais met en scène le personnage de Pantagruel qui s’énerve en entendant l’écolier limousin parler le « parisian » en le menaçant physiquement : « Mais devant répond-moi : dont es-tu ? À quoi dit l’écolier : L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémovicques, où requiesce le corpore de l’agiotate saint Martial. J’entends bien, dit Pantagruel. Tu es Limousin, pour tout potage. Et tu veux ici contrefaire le Parisian. Or viens çà, que je te donne un tour de pigne. [7] »
Par ailleurs, de nombreux travaux de sociolinguistes et de de psychosociologues ont décrit les tensions (hypercorrection[8], hypocorrection, etc.) que les locuteurs peuvent éprouver par rapport à l’usage de leur propre langue. Toute une branche de la sociolinguistique s’intéresse aux représentations sociales (univers d’opinion), aux stéréotypes et à l’imaginaire socio-discursif. L’identité individuelle des sujets parlants est indissociable de leur inscription dans une collectivité, elle se définit en termes d’appartenance au groupe. Or, chaque groupe social possède ses normes sociales et linguistiques intériorisées, ses « représentations », ses préjugés positifs et négatifs, en fonction desquelles les membres du groupe donné perçoivent les différences et se différencient à leur tour des autres. Dire à propos de quelqu’un : « il a un accent », c’est dire que sa prononciation est différente de la norme intériorisée par l’émetteur du jugement. Un Canadien à Paris sera reconnaissable par son accent, de la même manière qu’un Parisien à Québec. Il peut arriver en effet qu’à cause de son accent ledit Canadien peut ne pas être engagé comme présentateur du JT national français. Cependant, il ne s’agit pas ici de « discrimination », mais des exigences d’adaptation au standard, le « référent nécessaire[9] » pour une communauté linguistique donnée. De la même manière, le recrutement d’un Parisien de France pour présenter le JT national au Québec pourrait provoquer un rejet pour la même raison : le standard est différent.
De même, considérer les sketchs humoristiques ou les plaisanteries portant sur les accents comme « discriminants », consiste à mettre en accusation l’humour dont le propre est de saisir l’insolite (toujours par rapport au groupe d’appartenance) et de le mettre en scène.
Le rejet radical du standard constitue une autre faiblesse du concept de « glottophobie ». Les linguistes et les historiens de la langue savent bien qu’elle est effective dans les ouvrages normatifs et prescriptifs et que la norme dite « standard » est issue de la langue écrite et de l’usage des milieux prestigieux. C’est cette norme qui est enseignée à l’école. L’enseignement du français commun à l’école se fait à partir du patrimoine littéraire et linguistique commun, lequel implique l’apprentissage des normes permettant de devenir membre égal d’un collectif national uni par le même référent culturel et linguistique. Sans normes, aucun enseignement, ni aucun apprentissage n’est possible. Les étrangers apprennent d’abord le français normatif homogène, c’est seulement après avoir acquis le standard qu’ils peuvent se rendre compte de l’existence des variations. Néanmoins, les linguistes savent aussi que la réalité des usages effectifs ne correspond pas à ce standard idéal. La contribution de la sociolinguistique a permis justement l’acceptation de la relativisation du standard, tout en reconnaissant que la norme est une nécessité socialement structurante[10].
Le terme de « glottophobie » est un concept fourre-tout, qui comprend à la fois la critique radicale de la norme linguistique et sociale, le rejet de la différenciation, la critique des préjugés linguistiques, l’ignorance de la variabilité des situations de communication où les stéréotypes linguistiques peuvent jouer le rôle de cohésion sociale. Par ailleurs, même en supposant que la notion de rapports de forces linguistiques soit pertinente dans certains comportements sociaux ou dans certaines pratiques sociales, ce n’est pas l’attitude linguistique qui est en cause, mais ce dont elle est le signe[11].
La glottophobie pose comme acquis le rapport unilatéral à la discrimination. Par exemple, la façon de parler d’un normalien, futur professeur de littérature, élevé dans une famille bourgeoise, sera probablement très mal jugée au sein d’un groupe des délinquants de la banlieue parisienne[12]. Paradoxalement, le jugement négatif du groupe « défavorisé » socialement ne relève pas de la « glottophobie », selon les concepteurs, car dans la perspective militante, ils sont considérés comme « opprimés » par la norme sociale, donc dépourvus d’intention discriminatoire.
Si les préjugés linguistiques existent incontestablement à tous les niveaux de l’existence sociale, il est important d’établir une claire distinction entre la discrimination réelle qui consisterait, par exemple, à priver un brillant élève de philosophie de son diplôme, parce qu’il palatalise les consonnes, ayant grandi dans une cité où cette norme phonétique est en vigueur et entre un sketch humoristique, une moquerie et des traits d’humour qui renforcent la cohésion sociale. Car si on prenait au sérieux toutes les propositions punitives des inventeurs de la glottophobie, on devrait faire juger Pantagruel par la 17e chambre correctionnelle pour menaces glottophobes et violences volontaires et considérer que le professeur Henri Higgings – personnage de la pièce de George Bernard Show intitulée Pygmalion, qui change une vendeuse de fleurs à l’accent cockney en duchesse – est une sorte de Mao Tse Dong de la rééducation linguistique.
Comme l’a très justement remarqué Jean Szlamowicz : « Le problème de ce genre de concepts, c’est qu’ils relèvent moins de la description que de la dénonciation[13] ».
BIOGRAPHIE COURTE
C. Baylon, Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991.
E. Benveniste, « Deux modèles linguistiques de la cité », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, II tome, p. 272-280
H. Boyer, Eléments de sociolinguistique. Langue, communication, société, Paris, Dunod, 1996.
L.-J. Calvet, La langue est-elle une invention des linguistes ?Paris, Plon, 2004
F. Gadet, Le français ordinaire, Paris, Armand Colin, 1989.
[1] P. Blanchet, « Glottophobie », Langage et société, HS1 (Hors-série), 2021, p. 155-159.
[2] P. Blanchet, Discriminations. Combattre la glottophobie, Limoges, Lambert-Lucas, 2019.
[3] Par le Figaro avec AFP « Accents moqués : Avia (LREM) annonce une proposition de loi contre la « glottophobie » », Le Figaro, 18 octobre 2018.
[4]P. Blanchet, « Glottophobie », Langage et société¸ HSI (Hors-série), 2021, p.155-159
[5] Schibboleth (שיבולת) : épi de blé en hébreu.
[6] En sociolinguistique, on appelle « variation » l’existence de multiples alternances linguistiques réalisées par les locuteurs en fonction du lieu, de l’appartenance sociale, de la situation de communication, de l’usage oral ou écrit (quand une langue dispose de système d’écriture).
[7] F. Rabelais, Pantagruel, éd. Le livre de Poche, 1532, 1979. Rabelais se moque ici du latin écorché de l’écolier venu de Paris au Limousin et qui prétend parler le latin scolastique universitaire : on traduirait ainsi « Mes ancêtres sont indigènes, ils viennent de la région limousine où gît le corps de St. Martial ». Pantagruel comprend que l’écolier est d’origine limousine (locale). Il lui répond : « Alors, comme ça tu veux imiter le parler parisien. Viens donc ici que je te donne une raclée ».
[8] Hypercorrection-attitude linguistique qui consiste à produire des formes linguistiques fautives par souci de manifester une maîtrise de la langue socialement valorisée. Hypocorrection- le fait d’introduire dans la langue des formulations incorrectes ou un vocabulaire d’un registre familier ou grossier de façon consciente.
[9] C. Lagarde, « Le réel et le virtuel dans la norme linguistique », Hispanística, n° 19, 2001.
[10] H. Boyer, Eléments de sociolinguistique. Langue, communication, société, Paris, Dunod, 1996. F. Gadet, Le français ordinaire, Paris, Armand Colin, 1989. C. Baylon, Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991.
[11] On peut penser au procès Dominici, analysé par R. Barthes dans : « Dominici ou le triomphe de la Littérature », Mythologies, Points, Seuil, 1957, p. 47-50.
[12] Sauf s’il vient avec le drapeau palestinien et un keffieh. Alors le jugement social négatif sera atténué (mais pas nul) par l’adhésion probable à une même idéologie.
[13]J. Szlamowicz, « Et monsieur Jourdain inventa la « glottophobie » », Perditions idéologiques, 31 octobre 2018.