Yana Grinshpun
Compte rendu
Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français où l’on étudie l’écriture inclusive, féminisation, et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Par Jean Szlamowicz
Suivi d’Archéologie et étymologie du genre. Par Xavier-Laurent Salvador
Jean Szlamowicz, linguiste, traducteur et analyste du discours et Xavier-Laurent Salvador, spécialiste de grammaire et du corpus en langue médiévale publient ces jours-ci, aux éditions Intervalles, le premier ouvrage, rigoureusement argumenté et ayant pour objet un corpus clairement défini sur le « moment » idéologique de l’histoire sociale et grammaticale française, connu sous le nom « écriture inclusive ». Le livre s’adresse surtout à un public de linguistes, sociologues et philosophes mais interpelle aussi tout public cultivé, ayant des notions de culture linguistique, philosophique et sociologique. C’est, actuellement, l’unique ouvrage scientifique qui donne la réplique claire à une nébuleuse de discours militants à prétention égalitariste et paritaire qui promeuvent la réforme du genre grammaticale en français en la confondant de manière permanent avec le sexe biologique.
Le concept d’écriture inclusive apparaît dans un dispositif socio-discursif prétendant changer l’état de la langue française au nom de la bataille féministe. Il ne s’agit pas du féminisme « classique », qui surgit en Europe à la fin du XIX° siècle et revendique l’égalité civique et civile des femmes et des hommes, auquel toute la population civilisée est acquise depuis des décennies. Il s’agit de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui le « neo-féminisme ». Sa nouveauté, par rapport aux aspirations féministes, aujourd’hui accomplies et inscrites dans la loi, telles que l’émancipation féminine dans tous les domaines d’activités sociales : politique, éducation, littérature, philosophie, art, sport, musique, consiste à postuler la nature essentiellement machiste et sexiste de la société, et par conséquent (cette conséquence n’est claire que pour eux) celle de la langue qui serait son reflet. La langue, selon nombre de tenants de cette nouvelle mouvance, serait dominée par la « masculinité », (ce concept n’est jamais précisé : il semble renvoyer de manière indistincte aux hommes (mâles) et au genre grammatical masculin en français). Les objectifs de ce mouvement peuvent être synthétisés par le slogan de l’icône du néo-féminisme français, Monique Wittig : « Dérober au masculin l’universalité ». L’homme ou le « masculin » se serait accaparé de l’histoire, de l’univers (d’où « l’universalité ») en rendant la femme invisible ou subalterne à l’homme ; et cela, non seulement au niveau social, mais surtout au niveau linguistique. Selon cette philosophie, la structure de la langue détermine la structure sociale, les croyances et les représentations des acteurs sociaux et conditionne leur perception des sexes. Les « inclusivistes » déclarent que la grammaire favorise le sexisme, sous prétexte que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Par conséquent, disent les réformateurs, l’homme domine la femme! Le genre grammatical et le sexe biologique seraient dont intrinsèquement liés, selon ce postulat absurde du point de vue linguistique. Les moins ignorants parlent des « représentations » que provoquent les genres grammaticaux. Des articles à prétention académique, signés par les détenteurs de titres universitaires cautionnent ces thèses et contribuent à leur propagation. On pourrait, en toute bonne foi, s’étonner de ces postulats, sachant que le réel prouve le contraire de cette domination « imaginaire » dans les sociétés occidentales. Et que si la structure linguistique influe sur le réel, les anglais ignoreraient tout de la différence sexuelle, et les pays anglophones seraient habités par les êtres asexués, car l’anglais moderne n’a pas de genre grammatical.
Les abus machistes et sexistes dénoncés par les néo-réformateurs se rencontrent le plus souvent dans les comportements et ceci dans les quartiers où la loi de la République n’est pas vraiment respectée. Dans tout autre lieu, l’égalité entre les hommes et les femmes est inscrite dans la loi et ceux qui la violent sont passibles de mesures punitives. Ce fait social, résultat de l’idéologie dont le but était d’atteindre l’égalité juridique, culturelle et politique, existe sans que quoi que cela soit en langue n’ait changé.
Mais non contents des dispositifs juridiques déjà en place qui assurent l’égalité en droit des sexes : hommes, femmes, homosexuels, transsexuels (ou trans-genres-que dit le grand dictionnaire LGBT+ ?), les militants ont accusé la langue française des injustices commises à l’égard de la Femme (sic !), présentée comme victime éternelle du steak dérobé, qui, selon certains néo-féministes incarne la domination masculine. L’écriture d’une langue véhicule une force identitaire ; dans les États modernes, c’est un facteur d’appartenance à une nation, mais aussi un facteur de tendances divergentes. A cet égard, il n’est pas étonnant de voir que le désir de réformer l’orthographe est sous-tendu par l’idéologie séparatiste, qui s’inscrit dans la démarche générale de la destruction de l’idée d’État-nation et qui divise la société en fonction des sexes, croyant que le changement morpho-syntaxique forcé et non-fondé linguistiquement servira ce projet.
On voit que les ennemis jurés de l’État-nation démocratique ont compris cette démarche. Les auteurs remarquent qu’Al Jazeera en français, la chaîne qatarie qui milite pour le port du voile, répand la propagande indigéniste, appelle à se libérer du féminisme blanc libéral et impérialiste utilise l’écriture inclusive comme signe de « progressisme ». De même, les traducteurs des appels à boycotter Israël (Etat-Nation) rédigés en anglais, mus par la même logique destructrice, montrent leur allégeance idéologique en recourant à la graphie séparatiste. On n’oubliera pas que le loup aussi s’est travesti en gentille grand-mère. C’est une illustration explicite de la manière dont le pire conservatisme, le vrai racisme fondé sur la séparation, selon la couleur ou les origines, se pare des habits démocratiques et « progressiste ».
Le sexe et la langue est la meilleure réfutation de cette offensive contre la langue, le démontage des arguments pseudo-rationnels et pseudo-linguistiques fondé sur l’analyse rigoureuse de chaque proposition de modification structurelle de la langue par les réformateur inclusivistes. Les deux chercheurs procèdent de la même manière dans leurs démonstrations : ils commencent la réfutation de la pertinence de l’écriture inclusive par la description du fonctionnement du système linguistique (ou plutôt son rappel, car les destinataires de ce livre sont censés le connaître). Ils interrogent les notions, en rien évidents, pour les générations des penseurs depuis Platon : le langage, la langue, le discours, l’écriture, que les défenseurs de « l’écriture inclusive » considèrent comme les données du réel au même titre que l’existence des êtres humains, des animaux et des objets matériels. Après avoir éclairci la confusion entre ces notions fondamentales, les auteurs s’interrogent sur le rapport de la langue et de la pensée, en montrant que la structure de la grammaire et la structure de la société ne sont pas des notions corrélatives. Ils rappellent les analyses du fonctionnement du genre grammatical que les réformateurs inclusivistes associent au sexe sans la moindre hésitation et contre tout savoir, accumulé depuis des siècles d’études grammaticales. Les auteurs rappellent que le genre grammatical en français (et en toutes les langues du monde) est une notion arbitraire. Ils rappellent également que de nombreuses études linguistiques démontrent que la division des mots de langue en familles ne repose sur aucun critère extérieur à la langue. Les auteurs citent les travaux d’André Martinet, qui montrent que le genre n’est pas une catégorie grammaticale (comme peut l’être un substantif ou un déterminant), mais une catégorie fonctionnelle, formelle sans motivation réaliste. Il faut comprendre qu’en linguistique, lorsqu’on raisonne sur la morphologie et les fonctions (le genre est une catégorie morphologique qui a une fonction de catégorisation du lexique), on ne peut pas appliquer ce raisonnement de manière différente aux mots qu’on choisit pour des raisons idéologiques. Comme la logique inclusiviste est basée sur le déterminisme linguistique (l’idée que les structures de la langue conditionnent la structure sociale) et le cratylisme (les noms en lien direct avec leur sens) alors cela devrait donner ceci : les noms ont le genre du sexe des objets ou des êtres du monde, cela doit s’appliquer à tous les noms et non pas à ceux choisis par les militants contre la suprématie masculiniste. Si l’être humain est du sexe féminin, alors le nom doit être du genre féminin. Si la « bite » est un organe de l’être humain du sexe masculin, alors c’est « le bite ». Idem pour « la couille » qui selon cette logique devrait être « le couille ». Or, le réel et le fonctionnement de la langue démentent ces postulats.
Les deux linguistes soignent également la blessure narcissique des roturières de la langue blessées par leur « exclusion » de l’essence grammaticale « noble », en expliquant que les citations des grammairiens du XVIIe et XVIIIe siècle qu’on rencontre dans toutes les doléances victimaires des « experts » de la parité, sont extraites de leur contexte et que le terme « noblesse » ne s’est pas fait pour maintenir la structure patriarcale familiale en grammaire. Qui plus est, ce terme « noble » n’a jamais été utilisé dans les grammaires du français depuis la Grammaire française de Noël et Chapsal (80 éditions entre 1832 et 1889). Comme le remarque Xavier-Laurent Salavador, dénoncer « la noblesse » en la confondant avec l’usage c’est combattre les moulins à vents, en oubliant que l’Ancien régime est terminé et que personne ni aucune grammaire ne raisonnent en termes de statut social en analysant la langue.
Les raisonnements linguistiques permettent aux auteurs de conclure que la « bataille » des « justes » scinde l’humanité en binarités hostiles dont l’une « opprime » l’autre : l’écriture inclusive va ensemble avec l’organisation des ateliers et des colloques interdits aux hommes et aux blancs (non-mixtes racisés), avec la dénonciation de la culpabilité (intrinsèque) de l’Occident, et la lutte des sexes et des races. En revanche, lorsqu’il s’agit d’appeler à la libération d’Asia Bibi ou lutter à côté des femmes iraniennes qui ne veulent pas porter le voile, aucun inclusiviste ne lance ni ne signe de pétitions. Défendre une femme chrétienne contre les racisés musulman. (e ).?s (le point d’interrogation porte sur les décisionnaires de sa mise à mort, parmi lesquels aucune femme) serait contradictoire avec le postulat victimaire qui ne concerne que les suprématistes blancs.
Last but not least : les deux confrères ont un humour ravageur, malgré le sérieux de l’ouvrage qui, contrairement aux sarcasmes des « réformateur.e.s » émane de leur savoir linguistique. On rit aux éclats, en appréciant l’alliance du savoir et du sens de la formule des auteurs. A lire absolument pour tous ceux qui veulent s’armer de l’argumentation sérieuse.