imposture, inclusivisme, mythologies contemporaines, néo-féminisme, Université française

De l’imposture l’autre : l’inclusivisme révolutionnaire

par Yana Grinshpun

publié le 10 octobre 2022 dans l’Express

https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/yana-grinshpun-l-inclusivisme-l-une-des-grandes-impostures-de-ce-debut-de-xxie-siecle_2181584.html

Les archives révolutionnaires universitaires

En 1968, Norberto Bobbio, grand intellectuel italien, socialiste libéral de gauche, disait à ses étudiants, tenants de « la révolution culturelle »[1] que la culture implique des raisonnements critiques, une capacité de reconnaissance et de rejet de tout manichéisme, toute simplification et toute organisation en Parti. De même Isaiah Berlin, historien des idées et philosophe politique anglais, accuse les « révolutionnaires » de 1968 de proférer des slogans vides et de détester le savoir et l’histoire. Jeanne Hersh, une philosophe suisse écrivait que l’esprit de 1968 lui semblait infantile et intellectuellement surfait, résultat des activités de toute une tribu de soi-disant penseurs, écrivains et artistes qui ne s’intéressaient guère à la vérité et à la réalité, mais qui cherchaient des moyens faciles de réussir. Raymond Aron écrivait dans La Révolution introuvable que ce mouvement n’avait pas véritablement de projet politique, ni de projet intellectuel. C’était une contestation de l’autorité, du rôle des institutions que les contestataires voulaient réformer. Le problème était qu’ils le faisaient le plus souvent à coup de bavardages sans programme de réformes claires. Pour beaucoup de gens, Mai 1968 s’associe avec l’émancipation des femmes, avec la tolérance, avec le progrès social. Mais il y avait le revers de la médaille, la tyrannie du relativisme, le culte de la jeunesse, l’anti-intellectualisme au sein même des Universités – en témoigne le rejet absolu de l’élitisme (qui est considéré être l’attribut de « la droite », de « l’extrême droite » et d’autres « fascistes »), la quasi-obligation d’être « à gauche ». Les Universités sont en effet restées une sorte d’écosystème fermé où les convictions de gauche ne sont que rarement remises en question par la réalité.

Le progrès de la radicalisation progressiste

L’héritage de mai 68 n’a pas disparu des campus français, il y a muté, en s’enrichissant des restes du marxisme-maoïsme-anarchisme, de la French Theory à la sauce américaine et surtout des théories du genre. La nouveauté de ces mixtures indigestes consiste non pas tant dans les éternelles contestations de tout et de tous, que dans la production d’une véritable idéologie, concoctée dans les universités et par les universitaires et qui s’est imposée à la société toute entière. Il s’agit de ce que nous avons appelé avec certains linguistes « l’inclusivisme ». Cette idéologie dépasse largement le cadre de la langue inclusive et de l’écriture dite « inclusive » et vise, comme l’écrit François Rastier dans Malaise dans la langue française (2022, éd. du Cerf), la refonte de la société dans son ensemble et la construction de l’humanité nouvelle. Contrairement aux bavards contestataires, producteurs de slogans de mai 68, les inclusivistes post-modernes prétendent être détenteurs d’une théorie « d’inclusion » assise « scientifiquement » et inspirée par les « recherches » et les « découvertes » linguistiques, qui sont censées lui donner sa légitimité, institutionnelle et sociale. Engendré au sein de l’institution universitaire, par ceux qui prétendent détenir le savoir légitime, diffusé par les médias complaisants, vendu comme l’instrument de la justice sociale et de l’outil de l’émancipation, l’inclusivisme est l’une des plus grandes impostures de ce début du XXIe siècle. L’adjectif « inclusif » s’applique à une foule de noms qui émaillent l’espace social (presse, publicité, campagne électorales, offres d’emploi, restaurants, maquettes d’enseignements universitaires, culottes menstruelles, chaussures San-Marina, sorties, nature, environnement de travail, WC, etc.). Nous assistons également à l’essor des spécialités rémunérées qui se disent « inclusives » : conseiller ou référent inclusion, formateur inclusion. Les Universités mettent en place des enseignements « inclusifs », les entreprises construisent les toilettes « inclusives ». Quand le mot « inclusif » est partout, et qu’il désigne des réalités hétérogènes comme langue, écriture, environnement de travail, cabinets de toilettes et des activités, il interpelle les linguistes. Loin de fonctionner comme un mot polysémique, il perd ses propriétés sémantiques, se vide de son sens ou de ses sens possibles, et devient un mot-rituel, une formule magique qui a une fonction de reconnaissance entre les fréquentables et les moins fréquentables.

Les racines de l’imposture

Ce salmigondis inclusif est le fruit de l’imposture fabriquée par l’Université, légitimée par des universitaires et prise comme argent comptant par beaucoup de gens. Tout commence avec l’introduction de la formule « écriture inclusive » dans les travaux linguistiques,  trompeuse d’emblée, car couvrant des domaines fort éloignés de l’écriture, comme le lexique, la syntaxe, les pratiques métalinguistiques, les pratiques sociales et les pratiques militantes  Les défenseurs de cette invention absurde expliquent que les réflexions sur les pratiques inclusives viennent des cercles militants LGBTQ et s’inspirent de l’idée de Bourdieu selon laquelle la langue est un instrument de domination (en l’occurrence des hommes sur les femmes).  Mais il se trouve que les premiers « travaux » rendus publics sur « l’écriture inclusive » émanent non pas de linguistes, mais d’un homme d’affaire et d’une professeure de littérature. Ils seront suivis par une foule enthousiaste de crédules et d’opportunistes. Pour promouvoir leurs idées, ils s’appuient sur une catégorie du genre grammatical qui porterait la coulpe ontologique de la discrimination des femmes. Or, le genre grammatical est une catégorie de métalangue (un ensemble linguistique organisé qui permet de parler de la langue, la décrire). Ce mot provient de genus qui désigne l’appartenance à un groupe. Cette catégorie a de l’importance dans la description des langues pour : a) décrire la manière dont les substantifs se répartissent en classes en lexique b) régir l’agencement des mots au sein des groupes syntaxiques (accords, reprises pronominales). Dire qu’il existe trois genres dans une langue donnée signifie qu’il existe trois types de noms distingués par les accords syntaxiques. En français, il existe deux genres grammaticaux, la distinction entre ces genres ne se construit pas uniquement sur des propriétés qui se trouveraient dans le réel. Dans Estelle est le personnage principal de ce roman ou Marie est médecin, les mots personnage et médecin sont du genre grammatical masculin, mais rien n’empêche ces mots de référer au sexe. La morphologie (la construction des mots) ne renvoie pas à l’essence sexuelle ni à l’injustice sociale. Ce n’est qu’un exemple de la fausseté des théories répandues. Tous les linguistes sérieux le savent. Des linguistes français de renom ont démenti les pseudo-vérités dans la tribune publiée par Marianne et dans de nombreux ouvrages à destination de grand public dont le dernier s’intitule Malaise dans la langue française (éd. du Cerf). Accuser de sexisme une catégorie grammaticale descriptive revient à accuser les chiffres et les nombres de vieillesse et de maladie. Quand on a 20 ans, on est jeune et en bonne santé, quand on a 90 ans on est vieux et malade. Dirait-on que 20 et 90 sont coupables de l’âgisme ? Ou c’est peut-être la faute des adjectifs vieux et jeune ? L’idée qu’il faut refaire la langue pour penser bien est utopique et totalitaire. Aucune idéologie totalitaire n’est allée aussi loin que l’inclusivisme : les communistes et les nazis se sont contentés d’intervenir sur le lexique. Cela a partiellement marché en ex URSS avec la création d’une « langue soviétique » ritualisée. Bien avant G. Orwell, Evgeni Zamiatin, écrivain russe a écrit « Nous autres » où tout cela est exposé avec un luxe de détails.

N’empêche que l’imposture a été diffusée avec engouement, soutenue par toutes les Universités de France avec l’aide précieuse de collègues qui l’enseignent dans leurs cours et qui émaillent leurs écrits de signes qui n’appartiennent pas aux structures du français, mais aux délires idéologiques en vigueur et au pouvoir. Ces signes leur permettent de montrer leur allégeance au nouveau pouvoir dominant, à l’instar du marchand de légumes, si bien décrit par Vaclav Havel dans Le pouvoir des sans-pouvoir.

Marché inclusif

Derrière ces accusations et procès absurdes à la langue qui ne sont qu’un sommet de l’iceberg idéologique, se profile cette idée, souvent enseignée aujourd’hui à l’Université : les structures de la langue conditionnent les structures sociales, le comportement, la vision du monde et expliquent les injustices sociales. Si la société est foncièrement injuste, inégalitaire et sexiste, c’est la faute des structures linguistiques. Il suffirait donc de changer la langue pour changer la pensée. Mais ce n’est pas tout, selon les charlatans de la pseudo-linguistique, ce sont les hommes qui ont délibérément « masculinisé » la langue, en inventant par exemple des accents qui rappellent des pénis en érection (voir Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin) et il est urgent de la « démasculiniser ». Le pire est que ces délires enthousiastes ont obtenu un soutien de commissions diverses et variées, notamment le Haut Conseil à l’égalité des hommes et des femmes, qui s’est empressé d’émettre des préconisations envoyées à toutes les Universités de France et de Navarre sur la manière dont il faut parler et écrire. Par ailleurs, de nouvelles charges sont créées pour veiller aux bonnes mœurs de prédateurs potentiels. Les référents VSS se sont multipliés dans les universités françaises où rodent désormais des violeurs en puissance. En effet, pour que les recommandations sur l’écriture et sur le discours ne restent pas lettre morte, les formations sont dispensées aux universitaires par le groupe EGAE, agence de conseil en égalité professionnelle qui promeut notamment l’écriture inclusive et s’adresse aux « individu.e.s. » L’année dernière, l’Université Paris III a engagé cette agence pour fournir au personnel des cours de bonne conduite. En entérinant par-là, la conviction de sa créatrice selon laquelle un homme sur deux ou trois est « un agresseur sexuel ».  Cette année, une telle formation a été déclarée obligatoire à Sciences Po.

J’ai déjà écrit que les pseudo-théories linguistiques colportées par les institutions et leurs fonctionnaires émanent initialement des groupes de militants LGBTQ+. Les fausses corrélations entre la langue et la société étant imposées, la pseudo-linguistique à l’appui, « inclure » devient un mot fourre-tout pour continuer le travail idéologique lucratif sous l’égide de lutte contre les discriminations et pour l’inclusion. La Commission Nationale consultative des droits de l’homme insiste sur la création obligatoire du module « les discriminations LGBTphobes » dans la formation continue.

Imposture à l’allure totalitaire

L’idée de la société comme un ensemble de rapports de domination entre des groupes identitaires puise ses racines dans le néo-féminisme victimaire nourri par les vestiges du marxisme et dans « l’intersectionnalité ». La société serait, selon les néo-sociologues, « l’intersection » des groupes opprimés et exclus pas les oppresseurs. L’inclusivisme est donc fondé sur la logique binaire. Il est aussi déterministe, car il suppose que les hommes sont des essences inertes (sexuelles, chromatiques), déterminées à tout jamais et que le seul moyen de les sortir de l’oppression , c’est de se débarrasser de l’Oppresseur. Donc d’occuper sa place et de le réduire au rang de « dominé ». Non pas en l’éliminant, mais en  le rééduquant, en le « déconstruisant », car la création du monde nouveau passe d’abord par la création d’un Homme nouveau. Et par « la destruction et la désarticulation de l’humain au nom d’un monde plus accueillant, et finalement moins violent », selon Judith Butler. L’inclusivisme déconstructeur s’attaque aux fondements humains : le langage et le corps, moyennant l’imposture, l’endoctrinement et les fausses causalités.

En effet, des charlatans de la linguistique annoncent que l’existence du genre grammatical explique l’inégalité des salaires entre les femmes et les hommes (voir Le français est à nous), et que si les femmes gagnent mal leur vie c’est parce que les hommes gagnent bien. On attend avec impatience l’accusation selon laquelle si les femmes sont enceintes c’est que les hommes les y obligent….

À partir de sa critique de la société environnante, l’accusant d’injustice, d’inégalité, de manque de liberté, l’inclusivisme  proclame une injustice, une inégalité et un asservissement incomparablement plus grands, la fabrication des dénonciateurs et le nivellement culturel général. L’inclusivisme est donc un programme politique qui appelle à la « liberté », en introduisant la ségrégation, la dénonciation, l’endoctrinement et la guerre des sexes. Donc l’exclusion.

Toute cette entreprise allègrement promue par des intellectuels délirants a conquis l’espace occidental entier, y compris les grandes multinationales qui obligent les employés à suivre les formations d’inclusivité, diversité et autres sornettes idéologiques. L’institution universitaire porte une grande responsabilité dans cette imposture gigantesque dont nous récoltons déjà les fruits.

J’ai l’impression de revivre la belle époque communiste, à la fin de laquelle j’avais assisté dans les années 90, sans soupçonner alors, que j’avais vécu dans l’avenir de mes compatriotes actuels qui ne résistent que très mal à ces tentations de non-liberté.


[1] Les événements de 1968 en Europe Occidentale coïncident avec l’extermination de masse en Chine, au nom de la révolution culturelle, lancée par Mao Tse Dong. Mais pas seulement. C’est aussi l’année de l’intervention des troupes soviétiques à Prague. Nombreux étaient les soixante-huitards qui soutenaient la « révolution culturelle » chinoise et qui n’ont dit mot sur l’invasion communiste en Tchécoslovaquie.


3 réflexions au sujet de “De l’imposture l’autre : l’inclusivisme révolutionnaire

  1. J’étais de ceux, dilettante appartenant au groupe Révolution, à l’université de Pau, moi aussi fasciné par la Révolution culturelle chinoise. Ce n’est que bien plus tard que je compris la manipulation de nombre de nos enseignants et militants. Le summum de la bêtise et donc de l’aveuglement fut sans doute de fêter la prise de la capitale du Cambodge vu par les Kmers Rouges avec deux étudiants communistes. Longtemps, la honte m’est venue lorsque j’y pensais. Merci encore pour votre article .

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    1. Merci pour votre témoignage. Si vous avez accès aux livres d’Aly Götz, un journaliste et historien allemand, vous verrez qu’il raconte la même chose, étant très étroitement impliqué dans les actions des groupuscules pro-communistes pendant mai 1968. Le livre s’intiutle « Unser Kampf: 1968 – ein irritierter Blick zurück ». Il y relate son révéil et propose une analyse très intérssante de l’aveuglement de la jeunesse européenne. Pour les ex-soviétiques, cette année évoque vraiment des choses terrfiantes au niveau de l’histoire mondiale, et les tribulations des jeunes réformateurs (qu’on peut comprendre, d’ailleurs), qui se plaignent de leur vie difficile, semblent provenir de leur ignorance.

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