amalgames argumentatifs

Est-il légitime de comparer le sort dramatique des Ukrainiens à celui des Juifs victimes de la Shoah ?

Par Menahem Macina, Texte mis en ligne sur Academia.edu le 22 mars 2022

Parmi les nombreuses réactions juives, peinées ou courroucées, au discours adressé
le 20 mars 2022, par le président ukrainien W. Zelensky aux députés israéliens, j’ai
choisi de me référer ici au commentaire, non moins amer, qui figure sur un site juif
francophone hébergé en Israël1.

Les reproches excessifs, voire injustes, formulés dans sa diatribe à l’encontre d’Israël
par le président Zelensky – même si les circonstances peuvent en excuser l’amertume
et la frustration – illustrent la nature du malentendu, universel et persistant, que
véhicule la comparaison, quasi pavlovienne, trop souvent faite entre des situations
existentielles dramatiques et la Shoah. Comme c’est compréhensible, cette manie a
le don d’irriter – pour dire le moins – les Juifs, en général, et les Israéliens, en particulier, dont beaucoup défendent la spécificité, définitive et quasi métaphysique à leurs yeux, de la souffrance multiséculaire infligée aux Juifs par les nations, et surtout le caractère unique irréfragable de la Shoah.

En ce qui me concerne, j’ai perçu dans ce discours une consonance non juive
marquée. Certes W. Zelinsky est juif, de par ses origines, mais sa phraséologie même
trahit sa méconnaissance de la condition juive. Pire, elle démontre son ignorance,
ou sa perception idéologique biaisée de l’histoire contemporaine, témoin ce propos,
parmi d’autres :


« Notre peuple erre maintenant dans le monde, à la recherche d’un endroit, tout
comme vous avez erré autrefois… à la recherche de la sécurité, en essayant de rester
en vie, et en paix. Exactement ce que vous avez cherché ».


Mais le comble de l’exaspération de nombreux Juifs a été atteint quand le président
ukrainien a proféré cette phrase, que nombre d’entre eux ont ressentie comme
blasphématoire : « La solution finale est maintenant dirigée contre nous ».

L’antidote le plus efficace, même si radical et souvent excessif, de cet usage
comparatif déréglé, impudique, et ignorant, du drame de la Shoah à des fins
idéologiques émotionnelles, est la lecture des pages brûlantes et imprécatoires que
lui a consacrées le philosophe juif Vladimir Jankélévitch2, et dont voici un extrait3:


« L’extermination des Juifs ne fut pas, comme les massacres d’Arméniens, une flambée de violences : elle a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ; elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement mûrie ; elle est l’application d’une théorie dogmatique qui existe encore et qui s’appelle l’antisémitisme. Aussi dirions-nous volontiers, en renversant les termes de la prière que Jésus adresse à Dieu dans l’Évangile selon saint Luc : Seigneur, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils font. […] Le massacre minutieux, administratif, scientifique, métaphysique de six millions de Juifs n’est pas un malheur « en soi », ni un cataclysme naturel : c’est un crime dont un peuple entier est plus ou moins responsable, et ce peuple, après tout, a un nom, et il n’y a pas de raison de ne pas dire le nom de ce peuple, ni de céder à l’étrange pudeur qui interdit aujourd’hui de le prononcer. Un crime qui fut perpétré au nom de la supériorité germanique engage la responsabilité nationale de tous les Allemands. […] La monstrueuse machine à broyer les enfants, à détruire les Juifs, les Slaves, les résistants par centaines de milliers ne pouvait fonctionner que grâce à d’innombrables complicités, et dans le silence complaisant de tous ; les bourreaux torturaient, et le menu fretin des petits criminels aidait ou ricanait. Hélas ! du mécanicien des convois qui menaient les déportés à la mort jusqu’au misérable bureaucrate qui tenait les bordereaux des victimes, – il y a bien peu d’innocents parmi ces millions d’Allemands muets ou complices. Dire qu’il faudra longtemps encore pour découvrir toutes les complexes ramifications du crime, ce n’est pas dire que les Allemands soient responsables collectivement ou en tant qu’Allemands : il y avait des démocrates allemands dans les camps, et nous saluons bien bas cette élite perdue dans la masse vociférante des autres ; de tous les autres. On ne peut passer ici sous silence le geste bouleversant du chancelier Brandt (devant le mémorial du ghetto de Varsovie). Et d’autre part le courage admirable de Mme Beate Klarsfeld prouve que l’élite de la jeune génération allemande a su relayer l’élite dont nous parlons. En dehors de ces élites, un peuple entier a été, de près ou de loin, associé à l’entreprise de la gigantesque extermination ; un peuple unanimement groupé autour de son chef, qu’il avait maintes fois plébiscité avec frénésie, à qui il confirma tant de fois son adhésion enthousiaste, en qui il se reconnaissait. Nous avons encore dans l’oreille les affreux hurlements des congrès de Nuremberg. Qu’un peuple débonnaire ait pu devenir ce peuple de
chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de perplexité et de stupéfaction. On nous
reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l’avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n’auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le cœur des petits enfants… ».


Et pour clore cette trop brève et inexperte plongée dans l’océan sans limites d’une problématique aussi déchirante qu’indicible, je crois utile de citer ces quelques
lignes d’un spécialiste de la pensée de l’illustre philosophe juif, que le président
ukrainien aurait intérêt à intérioriser5 :


« […] on ne saurait confondre « l’invasion militaire » et « les horreurs de la guerre » avec « l’intention exterminatrice délibérément et longuement mûrie », « méthodiquement
préparée » et « systématiquement perpétrée » à l’encontre des Juifs. Ce sont « deux entreprises distinctes », et la seconde s’appelle un génocide: Auschwitz n’est pas « le cas particulier d’un phénomène plus général », une « atrocité de guerre » parmi d’autres
qui serait seulement, dans le meilleur des cas, la plus terrible, mais « l’œuvre d’une
haine quasi inextinguible », l’antisémitisme doctrinal ».


© Menahem R. Macina

1. Voir: « Réactions « mitigées » au discours du président Zelensky devant la Knesset, le parlement israélien, qui oublie l’extermination de 1,6 millions de Juifs avec la collaboration des Ukrainiens ».
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Jankélévitch.
3. Texte repris du site Palimpseste, du mardi 27 décembre 2016
(http://palimpsestes.fr/textes_philo/jankelevitch/imprescriptible.html).
4. https://fr.wikipedia.org/wik

5.L’IMPRESCRIPTIBLE ! PARDONNER ? (Penser les crimes contre l’humanité avec Jankélévitch), par Alain
Le Guyader. Éditions Hazan « Lignes » 1996/2 n° 28 | pages 33 à 52 (https://www.cairn.info/revuelignes0-1996-2-page-33.htm).

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