antiracisme, Argumentation, sociologie

« Racisme » et « racialisme » : entre description, conceptualisation et injonction.

extrait de « Le chercheur, l’extrême droite et les sciences sociales : entretien avec Pierre-André Taguieff », in Sylvain Crépon et Sébastien Mosbah-Natanson (dir.), Les Sciences sociales au prisme de l’extrême droite. Enjeux et usages d’une récupération idéologique, Paris, L’Harmattan, coll. « Cahiers politiques », 2008 [septembre], pp. 47-72.

Publié avec l’autorisation de Pierre-André Taguieff

Le terme de « racisme » n’est donc pas plus clair que celui d’« extrême droite » ou de « nationalisme »[1]. Lorsqu’on aborde la question faussement simple du racisme, il faut commencer par distinguer clairement entre, d’une part, le discours idéologique sur les « races » (ou sur telle ou telle catégorie groupale) ou les thèses sur la dimension « raciale » de l’organisation ou de l’évolution sociale, et, d’autre part, les incitations explicites à la haine ou à la violence visant des groupes « étrangers » perçus comme raciaux ou ethniques. Pour permettre d’éviter la confusion persistante entre « doctrines raciales » et appels à la mobilisation contre telle ou telle « race », il est de bonne méthode d’inscrire cette distinction dans le lexique descriptif, en différenciant clairement « racisme » et « théorie des races » ou « racialisme ». J’ai introduit cette distinction analytique entre les concepts de « racisme » et de « racialisme » dans La Force du préjugé, en 1988, et l’ai précisée à travers des investigations ultérieures[2].

      J’entends par racialisme toute construction idéologique fondée sur l’idée de « race humaine » et faisant appel à la conceptualité scientifique, d’une façon plus ou moins prononcée, pour rendre compte de la diversité biologique et culturelle de l’espèce humaine. Son postulat fondamental est qu’il existe une relation causale entre traits physiques (somatiques ou génétiques) et traits mentaux (intellectuels et moraux). Les « doctrines de la race » ou les « théories des races » du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, en Europe et aux États-Unis, lorsqu’elles se réduisent (ou sont réduites) à des systèmes descriptifs et explicatifs, constituent des racialismes. En tout racialisme prévaut une visée cognitive (allant de la typologie descriptive au modèle explicatif), alors qu’en tout racisme ce sont les conclusions normatives et prescriptives qui importent, impliquant des appels à la discrimination, à la ségrégation, à l’expulsion, voire à l’extermination. 

      Le racialisme est au racisme ce que l’idéologie (ou la doctrine) est au comportement, lequel peut se passer de légitimation racialiste (mais non pas de clichés, de préjugés et de stéréotypes). Tous les systèmes racialistes (qu’on pourrait aussi appeler « raciologies ») présupposent un strict déterminisme biologico-racial des caractéristiques mentales, morales et « culturelles »,  ainsi qu’une hiérarchisation des « races humaines », classées selon leurs « valeurs » respectives sur une même échelle (cette vision universaliste implicite pouvant coexister avec une position explicitement anti-universaliste). Il s’agit de conceptions raciales du monde, se présentant soit comme des philosophies de l’Histoire (Gobineau), soit comme des anthropologies biologiques se réclamant de l’évolutionnisme (le « darwinisme social » de Ernst Haeckel ou de Gustave Le Bon), soit comme des tentatives pour fonder la « science de l’homme » ou la « science sociale » sur les principes de l’hérédité et de la sélection, laquelle peut être naturelle ou artificielle et volontaire (on définit alors la « race » comme produit de sélections dirigées). Dans ce dernier cas peuvent s’opérer des synthèses de l’eugénisme et du racialisme/racisme, comme chez Georges Vacher de Lapouge, Madison Grant ou Houston Stewart Chamberlain[3]. Ce sont là des configurations idéologiques issues de la « religion du progrès » sous la forme hégémonique qu’elle a prise au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, en étant réinscrite dans la vision évolutionniste du monde.

      La plupart des mouvements gnostiques modernes (pour parler comme Voegelin) sont orientés par le projet d’un perfectionnement indéfini du genre humain ou de la nature humaine. Dans la construction de « l’Homme nouveau », communisme et eugénisme apparaissent comme des rejetons du progressisme et des frères ennemis. J’ai longuement analysé l’utopie eugéniste dans de nombreux articles ainsi que dans mon livre Le Sens du progrès (2004), et discuté des divers aspects de l’eugénisme contemporain (thématisé ou non comme tel) dans mon livre sur la bioéthique paru au printemps 2007[4]. Le principe de la lutte pour l’existence a été interprété par certains darwinistes sociaux comme lutte pour la survie entre les races : c’est cette interprétation raciste-impérialiste du « struggle for life » qui a été intégrée dans l’idéologie nazie, avec une interprétation racialiste de la nation. Mais, dans le cas du national-socialisme, on rencontre une synthèse sans véritable cohérence doctrinale entre racialisme, racisme, antisémitisme conspirationniste, darwinisme social et eugénisme, qu’enveloppe une conception impérialiste du nationalisme, héritée du pangermanisme. Les racialismes prennent place parmi les discours naturalistes et scientistes sur l’homme qui, depuis l’époque des Lumières, se sont multipliés dans le monde occidental, comme je me suis efforcé de le montrer dans de nombreux articles et plusieurs ouvrages[5].      

      On peut donner une définition large (1) ou une définition relativement restreinte (2) du racialisme : 1. Doctrine fondée sur le principe selon lequel la race détermine la culture (« telle race-telle culture »), en ce sens que les différences entre les « races humaines » détermineraient les différences entre les aptitudes morales, les attitudes et les mœurs. 2. Vision de l’Histoire universelle ou de l’évolution sociale, se présentant comme une théorie explicative (et, à ce titre, comme « scientifique »), fondée sur telle ou telle classification hiérarchique des « races humaines ». 

       Le tableau se complique lorsqu’on tient compte de la distinction entre le racisme d’exploitation, dont les illustrations classiques sont fournies par le système esclavagiste moderne ou certaines formes de colonialisme, et le racisme d’extermination, qu’illustre de façon paradigmatique le génocide nazi des Juifs et des Tsiganes. Il faut enfin noter que, si le discours racialiste s’est longtemps manifesté sous une forme biologisante, il a pris de plus en plus souvent, dans la deuxième moitié du XXe siècle, une forme culturaliste : la différence culturelle s’est, au moins en partie, substituée à la différence raciale.  On peut aussi soutenir que le racisme s’est reformulé en termes différentialistes et culturalistes. Or, c’est un fait que, dans la période post-nazie, marquée par la diffusion du relativisme culturel comme illustration du principe de tolérance ou d’« ouverture aux autres cultures », le déterminisme historico-culturel se heurte à des résistances intellectuelles et morales incomparablement moindres  que le déterminisme biologico-racial, assimilé à sa répulsive version national-socialiste.

      Il s’ensuit que le racialisme différentialiste et culturel pourrait avoir de beaux jours devant lui. Ce qui est à déplorer. Car l’essentialisation de la différence culturelle ou ethnique a déjà produit de terrifiants effets dans les « guerres ethniques » de la fin du XXe siècle. Les micro-nationalismes séparatistes s’en nourrissent. L’ethnonationalisme, sous toutes ses formes, y puise ses modes de légitimation et ses slogans[6]. Sous couvert d’anti-impérialisme, il entre en synthèse avec des formes d’islamisme « révolutionnaire » et jihadiste.  L’intolérance à l’égard des opposants, voire le recours à la terreur contre les contradicteurs, semblent faire renaître les méthodes utilisées par les mouvements fascistes contre leurs adversaires[7]. Si l’Histoire, comme disait Hegel, est la « vallée des ossements », la fin de l’Histoire n’est pas pour demain.


[1] Sur l’objet mal défini qu’on appelle « nationalisme », voir les deux ouvrages que j’ai co-dirigés avec Gil Delannoi : Théories du nationalisme (Paris, Kimé, 1991) et  Nationalismes en perspective (Paris, Berg International, 2001).

[2] Voir par exemple l’article « Racisme » que j’ai publié dans le Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles (sous la direction de Gilles Ferréol et de Guy Jucquois), Paris, Armand Colin, 2003, pp. 255-264. 

[3] Voir mon livre La Couleur et le Sang (2002), chap. I et IV ; ainsi que mon étude historique et critique intitulée « Éric Voegelin, 1933 : un philosophe face à l’idée de race et au racisme » (2007).

[4] La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l’âge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007, pp. 165-251 (chap. IV : « Bioéthique et biopolitique : la question de l’eugénisme »).

[5] Voir mon article « Houston Stewart Chamberlain », in Denis Huisman (dir.), Dictionnaire des philosophes (Paris, PUF, pp. 512-515). ainsi que mes livres La Force du préjugé (1988) , Les Fins de l’antiracisme (1995), Le Racisme (1997) et La Couleur et le Sang (1998 et 2002).

[6] La question est abordée dans ses multiples facettes, d’une façon à la fois historique et comparative, dans l’ouvrage que j’ai co-dirigé avec Gil Delannoi : Nationalismes en perspective (2001).

[7] J’ai analysé de près ces paradoxes de la tolérance et de l’intolérance dans mon livre La République enlisée (2005).

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