amalgames argumentatifs

Les migrants d’aujourd’hui sont-ils vraiment les juifs allemands de 1939 ?

  Yana Grinshpun

Le 24 septembre à 6h58 Guillaume Erner, sociologue et journaliste livre aux auditeurs son humeur du matin sur les actualités. L’émission de ce jour-là s’intitule : Aquarius 2018, Saint-Louis 1939 : tenir à distance les migrants à tout prix.

https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-par-guillaume-erner-du-mardi-25-septembre-2018

C’est le destin d’Aquarius, le bateau avec 58 libyens fuyant leur pays, qu’Erner décide de comparer avec le destin du Saint-Louis, le bateau affrété par le gouvernement allemand en mai 1933. Sur le bateau, 937 passagers juifs, fuyant le troisième Reich après les pogroms de la nuit de Crystal, qui eux-mêmes n’étaient qu’un aboutissement d’une longue série des lois antijuives. Pendant presque 1 minute 40, le journaliste rappelle l’histoire du Saint-Louis. Ce bateau se dirigeait vers Cuba, pour y laisser les passagers qui aspiraient gagner les Etats Unis. A l’arrivée à la Havane, les passagers apprennent que le débarquement leur est refusé.  L’encyclopédie multimédia de la Shoah précise (voir ici) :

« Les propriétaires du Saint Louis, la Ligne Hambourg-Amérique, savaient avant même que le bateau ne prenne la mer que ses passagers risquaient d’avoir des difficultés à débarquer à Cuba. Mais les passagers, qui détenaient des certificats de débarquement émis par le directeur général cubain de l’Immigration, ignoraient que huit jours avant que le bateau n’appareille, le président cubain Federico Laredo Bru avait publié un décret invalidant tous les certificats de débarquement. L’entrée à Cuba exigeait l’autorisation écrite des secrétaires d’État et du Travail de Cuba et l’envoi par la poste d’un dépôt de garantie de 500 $. »

Ce que Guillaume Erner ne raconte pas, c’est que la propagande nazie étant active à Cuba, les cubains ne regardaient pas d’un bon œil l’arrivée des réfugiés juifs:

« L’animosité croissante était stimulée par les agents de l’Allemagne, tout autant que par des mouvements indigènes de droite, comme le parti nazi cubain. Plusieurs journaux de la Havane et des provinces exaspéraient ces sentiments en imprimant des allégations selon lesquelles les Juifs étaient tous communistes. Trois des journaux – le Diario de la MarinaAvance, et Alerta – appartenaient à l’influente famille Rivero, qui soutenait loyalement le dirigeant fasciste espagnol Francisco Franco.

Les nouvelles de la prochaine arrivée du Saint-Louis déclenchèrent une grande manifestation antisémite à la Havane le 8 mai, cinq jours avant que le bateau quitte Hambourg. Ce rassemblement, la plus grande manifestation antisémite de l’histoire cubaine, était patronné par Grau San Martin, un ancien président. Le porte-parole de Grau, Primitivo Rodriguez, recommanda vivement aux Cubains « de lutter contre les Juifs jusqu’à ce que le dernier d’entre eux soit chassé. La manifestation attira 40 000 participants. Des milliers la suivirent à la radio. »

Le Saint-Louis retourne en Europe, après le refus de Cuba et le refus des Etats-Unis d’accueillir les passagers. Il arrive à Anvers d’où les juifs allemands se répartissent entre la Grande Bretagne, la France, les Pays Bas. Comme la guerre éclate un an plus tard, certains parmi eux se retrouvent sous le pouvoir nazi dans les pays de l’Europe occidentale occupés et leurs destins sont ceux de beaucoup de juifs européens.

Les passagers d’Aquarius, en grande majorité libyens, en petite minorité pakistanais, et quelques syriens, selon Le Monde fuient le chaos de la Lybie actuelle, officiellement gouvernée par le Conseil national de Transition (voir ici), mais en proie aux luttes pour le pouvoir des milices tribales. Pas de guerre ouverte, mais le régime est plus proche de l’anarchie que de la dictature (voir ici). Les libyens, interrogés par les journalistes du Monde disent fuir la Lybie parce que leurs opinions ou leur mode de vie ne plaisent pas aux représentants du pouvoir. Les syriens sur le bateau, selon le journaliste, passent par la Lybie pour rejoindre l’Europe après avoir vécu en Jordanie qui ne les a pas accueillis à bras ouverts.

Ces données ne sont pas prises en compte, dans le discours de Guillaume Erner, car elles invalident totalement l’amalgame entre la situation des passagers du Saint-Louis et de l’Aquarius.

Les Juifs allemands fuient la législation et les pratiques antisémites mises en place par le gouvernement d’Hitler. En 1939, en Allemagne, leur situation, qui commence à se dégrader depuis 1933 est la suivante (je parle ici uniquement des lois adoptées avant le départ de Saint-Louis) en avril 1939 :

30 avril 1933 – loi instaurant un numerus clausus dans les écoles et universités allemandes

29 septembre – loi interdisant aux Juifs d’être propriétaires de terres allemandes

4 octobre – interdiction aux Juifs en Allemagne de publier des journaux

17 mai 1934 – les juifs sont privés d’assurance-maladie

22 juillet – interdiction pour les Juifs, en Allemagne, d’obtenir un diplôme de droit

21 mai 1935 – les juifs sont exclus du service militaire en Allemagne

15 septembre – lois de Nuremberg

janvier 1937 – adoption de lois allemandes interdisant aux juifs l’exercice de dizaines de professions dont comptables, restaurateurs, pharmaciens, docteurs, banquiers, professeurs pour Allemands, infirmiers, suppression des allocations familiales pour les Juifs

26 avril 1938 – adoption dans le Reich d’une loi exigeant des Juifs qu’ils annoncent leurs propriétés et leurs biens.

Faut-il rappeler qu’il s’agit des mesures raciales, qui visaient l’extermination d’une ethnie, d’une culture, d’un peuple ? Nous connaissons la suite de ces lois, qui n’étaient que le début de la « solution finale ». A partir de 1939, la situation des Juifs européens s’est aggravée par la publication du Livre Blanc, publié par la Grande Bretagne pour interdire l’émigration des Juifs en Palestine.

Personne ne voulait avoir sur son sol les Juifs persécutés par le régime antisémite dont l’un des objectifs était justement leur destruction. Sans nier les souffrances que les individus peuvent subir lorsque leurs opinions et leur mode de vie plaisent pas au régime en place, la situation des citoyens libyens et celle des pakistanais n’est pas celle dans laquelle se trouvaient les juifs un peu avant la « solution finale ». La Lybie, a-t-elle une politique spéciale d’exclusion, d’interdiction et, in fine, d’extermination de ses citoyens ? Le Pendjab où la religion majoritaire est sikhe, mais où coexistent les minorités musulmane, chrétienne et hindoue, même si ce n’est pas toujours de manière paisible, n’envisage pas le génocide non plus, en tous les cas, selon les informations que l’on trouve dans les médias. Les syriens à bord de l’Aquarius, fuient la région dévastée par la guerre. C’est vrai. Mais, ce n’est pas de Syrie qu’ils viennent, mais de Jordanie.

La situation libyenne et la situation du Pendjab, quelque anarchiques soient-elles, ne sont pas comparables à celle de l’Allemagne nazie d’où fuyaient les Juifs. Il n’y a pas eu de manifestations anti-arabes ou anti-musulmanes à l’arrivée du bateau sur le territoire européen, analogues aux manifestations antisémites à Cuba. Et si ces passagers retournaient chez eux, suite à des restrictions migratoires, rien n’indique qu’ils finiront « dans des camps de la mort », comme certains passagers de Saint-Louis, comme le suggère Erner à la fin de son billet. Il s’agit ici d’une fausse analogie, d’une comparaison abusive qui se termine par un amalgame. L’amalgame est un type d’argument qui consiste en un rapprochement qui présente comme lié, ce qui peut ne comporter qu’une ressemblance ou des liens superficiels ou accidentels.

De surcroît, cette analogie fonctionne par le recours à l’argument ad misericordiam, forme d’argumentation qui joue sur la pitié ou la culpabilité.  (« Nous savons aujourd’hui comment ont terminé les réfugiés de Saint-Louis ». Ce savoir est une mise en garde : nous ne devons donc pas, au nom de la mémoire, laisser se produire une pareille atrocité).

Le but ultime de l’argumentation ad misericordiam est d’adopter une ligne d’action à son destinataire. Cette argumentation qui évoque la culpabilité du monde à l’égard des juifs, après avoir construit un parallèle, dont nous avons montré l’infondé, met en premier plan la pitié que les auditeurs de France Culture doivent ressentir à l’égard des passagers d’Aquarius. Car ils savent quelle était la fin des passagers de Saint-Louis. La pitié (ou la miséricorde) est une valeur universelle censée communément partagée ; ici, elle a un triple objectif:

  1.  mettre en valeur l’humanisme personnel de Guillaume Erner
  2.  valoriser les institutions charitables dont il est le représentant légitime : la sociologie (la science) et le média (la radio qui s’adresse à un public intellectuel)
  3. renforcer l’idéologie du devoir d’accueil comme bien commun de l’humanité. L’accueil inconditionné prend dès lors le statut d’une norme universelle. Et si quelqu’un est en désaccord avec cette norme, il est renvoyé, par l’allusion à la mémoire, au camp des ennemis de l’humanité (xénophobes sans âme).

De surcroît, ce procédé révèle une propension à rejouer l’histoire de la Shoah, non pas, pour la réparer ni pour réparer les problèmes qui poussent les migrants en Europe, mais pour obtenir une fausse réparation narcissique du crime de la Shoah, en prétendant rejouer les événements dans un contexte absolument différent. La transposition du contexte de la Catastrophe dans d’autres contextes banalise la Shoah, en fait un cas particulier d’un phénomène englobant l’immigration clandestine. C’est à cela qu’invite, sans se rendre compte, (enfin, je l’espère) Guillaume Erner.

Remerciements à Roland Assaraf pour ses remarques et sa relecture

 

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