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Juillet 1942 – Juillet 1972 : Un Goy est mort à Yad Vashem

Par Menahem Macina, spécialiste de l’histoire des religion

Le mot des modérateurs du blog :

Nous pensons que ce qu’un intellectuel écrit et la manière dont il le fait peut révéler aussi sa manière d’être au monde, son engagement pour la recherche de la vérité et de la justice. Ce sont souvent des faiblesses morales et psychologiques, comme, par exemple, le narcissisme exacerbé et la recherche insatiable de reconnaissance, qui forgent les perditions idéologiques, et qui polluent l’espace culturel.  A l’inverse, nous croyons que les manières exemplaires d’être au monde, incluant l’empathie, la curiosité, la générosité, le courage et l’humilité  sont des moteurs  d’un travail intellectuel utile à la compréhension de la complexité de l’espace social.

Dans cette perspective,  nous avons décidé de publier un témoignage exceptionnel, celui de Menahem Macina, chercheur et spécialiste des relations entre judaïsme et christianisme. Nous remercions Menahem Macina de nous permettre de publier son texte, nous espérons que sa pensée lumineuse  pourra enrichir le blog.

J’avais six ans et demi quand les Juifs ont été rassemblés au Vel d’Hiv avant leur déportation…

Celles et ceux qui suivent mes publications sur mes sites ont certainement remarqué que je reprenais sur Academia.edu, des textes déjà mis en ligne sur mes sites personnels. Souvent, ils datent de plusieurs années, voire de quelques décennies. La raison de cette initiative est que mes anciens sites ont été victimes de mises à jour de l’hébergeur, avec pour conséquence fâcheuse, entre autres, leur disparition pure et simple. Sans l’aide précieuse d’amis informaticiens, qui ont réparé les choses et sauvé ce qui pouvait l’être, des milliers de mes articles auraient péri sans possibilité de récupération. Aussi, ai-je pris une mesure radicale : celle de regrouper sur ma plateforme Internet du site Academia.edu, quelques centaines de mes textes, choisis en fonction de l’importance que j’y attache et des sujets sur lesquels je travaille et réfléchis intensément depuis des années, et qui me paraissent utiles à la réflexion de celles et ceux qui, comme moi, croient que « le temps se fait court » (cf. 1 Co 7, 20) et qu’il convient de s’efforcer de « discerner les signes des temps » (cf. Mt 16, 3). (26 janvier 2019).

16/07/2012

Reprise, après mise à jour, de mon article intitulé «Juillet 1942 – Juillet 1972 : Un Goy est mort à Yad Vashem» (12/03/2009)

La tradition rabbinique affirme que « les nations n’ont pas de mémoire ». Quiconque – Juif ou non – en doutait encore aura pu vérifier la vérité de cette assertion. 

Ce 16 juillet 2012, 70ème anniversaire de la Rafle du Vel-d’Hiv, le JT de 13 h fait état d’un sondage d’où il ressort que 60% des personnes interrogées ignorent jusqu’à l’existence de cet événement tragique. 

Choqué, j’ai voulu verser mon témoignage, si infime qu’il soit, au dossier de cette commémoration, qui, sauf erreur, n’aura pas eu l’honneur de la moindre émission télévisée… (16 juillet 2012). 

PARIS, JUILLET 1942

Ce soir, j’ai du mal à m’endormir. Une scène me revient avec insistance. Elle remonte au sinistre coup de filet lancé, en juillet 1942, par le gouvernement collaborationniste de Vichy, et auquel la rumeur populaire a donné un nom infamant : la rafle du « Vel-d’Hiv ».

Par un petit matin de l’été 1942, des agents de police sont venus chercher les Rosenbaum, en leur qualité de Juifs polonais. Monsieur Rosenbaum, toujours malade, ne sortait presque jamais de l’appartement. Sa femme tenait, en bas de chez nous, une petite blanchisserie qui sentait bon le linge propre, et à laquelle le jacassement permanent des lingères conférait des allures de lavoir de campagne.

Et voilà que, ce matin-là, on était venu emmener « les Juifs » de mon immeuble. C’était sans doute pour sauvegarder la paix des autres Français qu’ils avaient l’ordre de rafler les Juifs, ces deux agents à pèlerine bleue et képi familier: « gardiens de la paix », comme on les appelait alors.

«Ordre de transfert» était-il écrit sur le papier officiel qu’ils avaient tendu à madame Rosenbaum, haletante et en chemise de nuit, sur le palier.

Moi, j’étais complètement réveillé. En tendant un peu l’oreille, je pouvais suivre toutes les phases du drame qui se jouait, en cet instant, juste au-dessus de ma tête. Il y avait eu des trots désordonnés, quelques bruits mous, deux ou trois phrases aiguës. Puis, monsieur Rosenbaum s’était à moitié étouffé dans une quinte de toux plus interminable que jamais. Enfin, un silence pesant s’était établi, bientôt rompu par la voix rassurante des agents :

– Ce n’est rien, ma bonne dame. Suivez-nous. Tout se passera bien, vous verrez. Il ne vous arrivera rien de fâcheux, au contraire. On vous emmène au Vélodrome d’Hiver. Vous y retrouverez de nombreux congénères qui attendent, comme vous, d’être transférés. Ayez confiance, vous reviendrez bientôt : c’est moi qui vous le dis !

Ma mère était déjà debout et se faisait un café. J’ouvris timidement la porte. Elle me fusilla du regard :

– Qu’est-ce que tu veux, toi, à cette heure-ci ?

J’avais envie de savoir. Je ne me souviens plus très bien des détails du dialogue.

C’était à peu près quelque chose comme cela :

– Pourquoi qu’on les emmène ?
– Parce qu’ils sont Juifs.
– Ah ! Et qu’est-ce qu’ils ont fait de mal, les Juifs ?
– Mais rien, voyons !
– Ben alors, pourquoi qu’on les emmène ?
– Est-ce que je sais, moi ? Allez, ça suffit comme ça, maintenant, va te coucher. Cela vaudra mieux que de poser des questions idiotes !…

*** Ces «questions idiotes», il m’en a pris longtemps pour y répondre, à ma manière. 

JERUSALEM, JUILLET 1972

Par une journée accablante de l’été 1972, je suis au garde-à-vous dans l’ombre fraîche du Musée du Souvenir de Jérusalem, un lieu solennel et poignant qui a nom Yad Vashem, ce qui signifie à peu près «mémorial».

La «Salle du Souvenir» est un bloc architectural, strict et sans emphase. Les murs sont de pierres brutes : la pierre sans grâce de ce rude pays. Le plafond est une immense dalle rectiligne, toute d’un bloc. Une sorte de plate-forme, au sol nu et patiné, légèrement surélevée et délimitée par une lourde chaîne de métal noir, accueille les visiteurs. Elle surplombe le dallage sans fin de la Salle du Souvenir, où brûle une flamme perpétuelle.

Ici, pas d’ex-voto : la liste des disparus est par trop démesurée. Seuls figurent, cloués au pilori du sol juif, offerts pour toujours aux regards accusateurs des survivants et des visiteurs, les noms infâmes des lieux sanglants, couchés là, en lettres énormes, catalogue-témoin pétrifié du crime le plus exorbitant de l’histoire des hommes : Maïdanek, Auschwitz, Dachau, Mauthausen. Litanie blasphématoire…

Je suis seul avec le feu qui se tord, là-bas, dans son âtre aux flammes de bronze fauve, figées pour l’éternité. Et je pleure, comme si tous les miens gisaient ici. Je pleure sans ostentation, sans désespoir non plus, mais pas machinalement, ni sous le coup d’une émotion d’emprunt. Je n’essaie même pas d’analyser ce qui se passe en moi : c’est par trop incompréhensible !

De ce crève-cœur, je continue vers l’intérieur du musée de l’Holocauste, dont la devise est : « Pardonne, mais n’oublie pas ! » ; et j’entame, derrière les morts, à près d’une génération de distance historique, le long chemin de croix documentaire.

On a reconstitué, pour le visiteur, les étroits boyaux des égouts du Ghetto de Varsovie. Atmosphère lugubre. Impression d’étouffement. J’ose à peine regarder dans les yeux les cadavres vivants des défenseurs, dont les photos murales retracent l’héroïque épopée.

Je débouche maintenant dans une salle qui me paraît immense, au sortir de ce souterrain. Je respire avec soulagement : enfin un répit…

Erreur : je retombe en enfer. Une débauche d’images dantesques assaillent ma conscience effarée : l’histoire de l’Holocauste, en clichés noir et blanc, agrandis aux dimensions de l’horreur :

Les Juifs meurent : dans les rues du ghetto, pendus aux gibets, éventrés dans leurs lits, brûlés dans leurs synagogues, affamés dans les camps d’extermination.

Les Juifs sont battus : dans les rues de Berlin, par une foule abjecte. Dans la cour d’un stalag, par des tortionnaires sadiques.

Les Juifs sont avilis : ils lavent une rue au savon, moqués par une populace hilare, sous la surveillance de ravissants adolescents ariens, aux yeux impitoyables d’anges de la mort…

Des nazis coupent, en riant, la barbe et les papillotes d’un Juif observant. 

Une famille juive déshabillée, hébétée, se laisse photographier, avant de tomber sous les balles de ses sadiques assassins. 

C’est horrible ! Je ne devrais pas continuer à regarder cela. Je me fais l’effet d’être un sale voyeur. J’ai honte de moi. J’ai honte pour l’humanité…

Je n’ai pas terminé la visite. À la fin, j’ai flanché. Ce sont les charniers qui m’ont achevé, et surtout les deux squelettes à demi calcinés, trouvés par les premiers libérateurs dans la bouche du crématoire encore tiède.

Et c’est presque en courant que je me suis réfugié dans la salle attenante. Là, je me sens mieux, je respire un air qui me semble humain.

…………………………..

Dans le corridor, non loin de la sortie, un homme est assis, devant une table encombrée de prospectus : c’est le préposé à la documentation des visiteurs. Il a lu le chagrin dans mes yeux rougis. Il me sourit avec chaleur et, en anglais, me demande d’où je suis. Je murmure, d’une voix que je m’étonne d’entendre étranglée : «France».

– N’ayez plus de peine, prononce-t-il, dans un français impeccable, il n’y aura plus d’Holocauste ! Ceux-là nous ont frayé le chemin du retour. Nous sommes sur notre terre, à présent, et aucune force au monde ne pourra nous en arracher. Le temps des larmes est passé : il faut bâtir Israël!

L’homme s’est arrêté, un peu gêné de sa grandiloquence. Il me sourit à nouveau, et moi je n’en finis pas de regarder le numéro, là, sur son avant-bras gauche. Et je songe, en contemplant ses yeux bleus et son nez rectiligne de pur aryen, que, si j’avais croisé dans la rue ce sexagénaire placide, je n’aurais su distinguer ni le Juif, ni l’ancien déporté. Un homme comme les autres, somme toute, apparemment sans histoires, et pourtant.

Le préposé s’est repris. Il m’arrache à ma rêverie en me remettant quelques prospectus :

– C’est la première fois que vous venez en Israël ?

– Oui, la première fois.

Il hésite :

– Touriste ?

Je rougis légèrement et fais un signe d’assentiment. L’homme me fixe intensément :

– Ce pays est le vôtre, il vous attend, il a besoin de vous. Soyez un homme : restez avec nous !…

Un instant, m’effleure le désir de le détromper, d’avouer que je ne suis pas Juif, hélas ! Mais je n’en ai pas le courage. Je lui serre la main, avec effusion, et m’engouffre dans l’escalier, en marmonnant :

– J’y songerai !

Et je m’enfuis de là, tel un malfaiteur, solidairement et comme génétiquement coupable des horreurs que je venais de voir,  et touché de plein fouet par le boomerang de la honte et de la culpabilité collectives.

Et alors que le Goy que j’étais cherchait désespérément comment réparer, à son infime niveau personnel, l’énormité de ce crime, et l’abîme du silence qui l’avait accompagné et se prolongeait encore, j’ai compris que la Shoah était irréparable…

Ce jour-là, un Goy est mort à Yad Vashem

© Menahem R. Macina

1er update 16 juillet 2012

Mis à jour et transféré sur Academia.edu, le 26 janvier 2019

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