Roland Assaraf, Yana Grinshpun, Jean Szlamowicz, Georges-Elia Sarfati
Israël n’est pas un pays comme un autre. C’est le seul État disposant d’un mot valant condamnation : « antisionisme ». Existe-t-il un mot pour désigner la critique de la politique française, russe, saoudienne ou chinoise ? « Antirussisme » ? « Antisinisme » ? « Antiarabisme » ? Le mot d’antisionisme démontre à lui seul qu’il renvoie non à une juste critique, mais aux croyances et passions anti-israéliennes. On jugera de l’obsession que cela trahit. L’idée fixe anti-juive est suffisamment attestée depuis des millénaires pour qu’on puisse y voir un tropisme malsain.
Le 29 février 2019, 400 personnes — des « enseignants-chercheurs » — ont signé une tribune pour faire entendre leur « opinion » sur l’antisionisme. Le 11 mars, une autre tribune indignée, signée par Henri Pena-Ruiz, était publiée par Libération pour avancer les sempiternelles dénonciations contre le sionisme en le comparant au colonialisme.
Malgré la dénégation rituelle — « ce n’est pas contre Israël, juste contre sa politique » — la négativité de l’appréciation antisioniste possède une nuance d’absolu. Dans le syntagme verbal, « être antisioniste », le verbe être signe en l’occurrence une permanence et désigne une position contre Israël, c’est-à-dire un a priori. A-t-on jamais vu des « antisionistes » varier dans leur appréciation d’Israël ? Cela ne dépend nullement de « sa » politique puisque cette position dure depuis toujours, quelle que soit justement la politique des différents gouvernements israéliens — et avant même le retour à la souveraineté en 1948. Loin d’être une nouveauté, l’antisionisme commence très précisément au moment où l’empereur romain Hadrien chasse les Juifs de chez eux et essaie d’effacer les traces de leur présence en rebaptisant la Judée du nom de Palestine.
« Ce n’est pas le droit à l’existence d’Israël qui est contesté »
Avec une mauvaise foi spectaculaire, on trouve dans la justification de l’antisionisme une affirmation mensongère : « Ce n’est pas le droit à l’existence d’Israël qui est contesté ». C’est nier la réalité politique que constituent la charte de l’OLP, celle du Hamas, les déclarations d’Arafat dans le passé, celles d’Abbas aujourd’hui, la glorification et le financement du terrorisme par l’Autorité Palestinienne, les appels d’Ahmadinejad ou de Nasrallah à exterminer Israël, les actions militaires du Hamas et du Hezbollah qui ont la destruction d’Israël pour raison d’être.
Dans la continuité de la judéophobie forgée dans les officines de la propagande du IIIe Reich (Mein Kampf, 1925), du KGB dès 1948, et entretenue, à mi-chemin de ces deux souches violentes, par la propagande palestinienne (OLP et Hamas), l’antisionisme désigne un projet génocidaire : l’éradication de ce pays et de ce peuple de la face de la terre.
De fait, l’antisionisme arabo-musulman standard n’a rien contre telle ou telle politique d’Israël — il s’agit simplement de l’annihiler. Alors peut-on être « antisioniste » aux côtés des adversaires avérés d’Israël qui veulent le rayer de la carte ? Peut-on, en toute innocence, adopter ce profil du gentil antisioniste plein de bienveillance (ils disent souvent qu’ils aiment Israël) en tenant le même discours que des jihadistes ? L’antisionisme n’est pas une opinion comme une autre, mais la marque de fabrique des propagandes totalitaires et une incitation au meurtre des Juifs. Merah, nourri par cette propagande était aussi antisioniste, comme Nemmouche ou Koulibali ou comme l’Iran des mollahs.
À cet égard, on peut ne pas être le moins du monde antisémite et, en se proclamant « antisioniste », prendre part au conflit contre le peuple juif aux côtés de ses ennemis.
La pseudo-prévenance des antisionistes « humanistes » est aussi, en soi, un problème : Israël est le seul pays au monde qu’on considère sous la tutelle morale des autres. Il faut qu’on lui explique comment il doit se conduire, comme si sa souveraineté était une permission qu’on lui accordait. « On », c’est-à-dire l’Europe et l’Organisation de la Coopération Islamique, alliés objectifs de la réprobation permanente. D’ailleurs, l’ONU, grâce aux voix des pires régimes du monde sous la coupe de l’OCI, promulgue des condamnations à l’encontre d’Israël de manière quasiment exclusive.
Un faux concept
L’antisionisme est aujourd’hui une opinion « comme une autre », au même titre que l’antijudaïsme théologique a été une opinion comme une autre jusqu’à Vatican II, et que l’antisémitisme culturel, politique puis « racial » fut une opinion comme une autre depuis le début des années 1880, en passant par l’affaire Dreyfus et jusqu’à la défaite du nazisme en 1945.
L’antisionisme est aussi banal que le furent l’antijudaïsme théologique et l’antisémitisme ethnique qui tenaient pour naturel et évident de discriminer la judéité, sous son versant « religieux » ou « racial », dans l’intervalle qui devait culminer dans l’extermination du tiers de la population juive mondiale.
Contrairement à ce que quelques signataires gavés de doxa ad nauseam affirment avec la résolution de la mauvaise foi ou de l’ignorance, l’antisionisme se distingue précisément par la criminalisation de l’État d’Israël, et, préalablement, par la criminalisation du principe même du sionisme qui se définit historiquement comme le mouvement d’indépendance nationale du peuple juif, né au cours de la deuxième moitié du 19è siècle, dans la mouvance du printemps des peuples de 1848.
La confusion contemporaine est entretenue par des militants qui font comme si le mot antisionisme avait le même sens au sein de la communauté juive avant l’avènement d’Israël, et parmi ses opposants après les agressions de 1948, 1967 et 1973. L’antisionisme qui s’oppose à l’installation des Juifs en Palestine n’avait de sens qu’avant la création de l’État d’Israël, en tant qu’expression d’un questionnement sur les modalités politiques de l’avenir du peuple juif. L’antisionisme dont les militants d’aujourd’hui sont les vecteurs et qu’ils s’évertuent à redéfinir à l’aune de leurs convictions, est foncièrement étranger à un tel débat, nécessairement anachronique. L’antisionisme une fois qu’Israël existe, n’est rien d’autre qu’un appel à la destruction sinon d’Israël, du moins du caractère juif de cet État. Historiquement, il s’inscrit donc dans la droite ligne de la judéophobie, dont il est avec l’antijudaïsme théologique et l’antisémitisme culturel, la troisième modalité historique. Il est donc injustifiable, à moins d’un biais négationniste, de soutenir que l’antisionisme est une critique de « la politique israélienne ».
Un discours de péjoration
Si dans les faits, la posture antisioniste s’aligne sur le discours jihadiste du Hezbollah, du Hamas et du Fatah, les intellectuels occidentaux antisionistes prétendent se fonder sur la morale et la sollicitude à l’endroit des opprimés. Il faut, pour valider l’éthos antisioniste, des raisons humanistes. C’est ce qui explique la création d’un discours de péjoration envers Israël, coupable de toutes horreurs.
On parle ainsi des « exactions intolérables » des sionistes, de « la logique colonisatrice du sionisme », etc. Le mot « sioniste » renvoie aux habitants juifs d’Israël et leur attribue unilatéralement des comportements inhumains. Les faits ne sont jamais précisés, car l’argumentation se contente d’un vocabulaire qui relève du pathos.
Dans ce discours, les terroristes musulmans sont toujours « des civils » tués par Tsahal, même quand ils étaient en train de perpétrer des meurtres, des attentats, des agressions. Un peu comme si l’on résumait l’attentat du Bataclan en disant « des civils musulmans tués par la police française ». Une telle orientation des récits construit, événement après événement, une représentation négative d’Israël.
Dans cette inversion victimaire, Israël a beau être harcelé militairement par ses adversaires, c’est « la politique israélienne », la « colonisation », « l’occupation » qui sont responsables. Ces mots provoquent chez le lecteur un réflexe pavlovien d’indignation qui bloque toute réflexion.
Ce discours se fonde sur une rhétorique d’intimidation morale : tout contradicteur serait « colonialiste », « d’extrême-droite », « religieux », etc. Brandir de tels qualificatifs permet de diaboliser don adversaire. Diaboliser, c’est faire d’une entité l’incarnation du Mal. Dans ce discours, Israël mérite toutes les condamnations car Israël affame, assoiffe, massacre, torture, exploite, colonise. Ce résumé absurde des turpitudes israéliennes que les médias et les militants ne cessent de propager en dépit de toute réalité objective, reprend la litanie historique des accusations que les Juifs ont toujours eu à subir : meurtres d’enfants, empoisonnement des puits, usure, domination du monde. La permanence de ce discours a pour nom « antisémitisme ».
Au nom de l’anticolonialisme ?
Ces militants « chercheurs » se positionnent vertueusement contre « la colonisation ». Il s’agit d’un détournement du sens de ce mot permettant de plaquer des connotations historiques européennes — alors que l’histoire israélienne n’a rien à voir avec les colonisations impériales européennes. Le mot « colonisation » a un sens précis : « occupation, exploitation, mise en tutelle d’un territoire sous-développé et sous-peuplé par les ressortissants d’une métropole ». Israël n’est pas une métropole et les territoires considérés comme occupés ne sont pas exploités ni mis en tutelle dans un cadre impérialiste. Le plaquage de ce mot sur l’histoire de l’État hébreu constitue un amalgame transférant la culpabilité coloniale européenne à des territoires sans rapport avec cette dynamique historique.
L’idée de colonialisme ne se comprend qu’à partir d’un processus d’hégémonie exercé par une métropole. Présenter le sionisme comme colonialisme est un mensonge : le mouvement sioniste n’est l’expression d’aucune puissance nationale résolue à conquérir un autre territoire que le sien. La promotion de la destruction de l’État d’Israël n’est pas un anticolonialisme —et un État ne peut être à la fois sa colonie et sa métropole.
Le sionisme moderne n’est la charte d’aucune puissance coloniale européenne, mais le fait de milliers de Juifs fuyant les persécutions, en Europe et en terres musulmanes. Rappelons à cet égard que ce sont 900 000 Juifs qui ont été chassés des pays arabes au XXe siècle. On n’entend pas les antisionistes se lamenter à leur égard en parlant d’« exode » et de « spoliation »…
Rappelons que Palestine désigne un territoire, pas un peuple, et avant 1948, on parlait d’« Arabes palestiniens » et de « Juifs palestiniens ». Le dictionnaire Larousse de 1925 décrit ce territoire : « C’est aujourd’hui un Etat juif sous le mandat de l’Angleterre ; 770 000 habitants. Capitale Jérusalem. » La nouvelle définition du « Palestinien » qui inclurait des Bédouins, des Circassiens, des Druzes, musulmans, chrétiens, mais aucun Juif, provient du stéréotype de l’illégitimité héréditaire du peuple juif sur cette terre.
De plus, pas un seul « antisioniste » n’a l’honnêteté de rappeler un fait élémentaire : ce sont les Arabes de Palestine qui ont refusé la coexistence pacifique avec les « sionistes », préférant attaquer le pays pour le conquérir en entier, avec l’échec que l’on sait. Quand entre 1948 et 1967, les Jordaniens occupaient illégalement les terres que les Palestiniens réclament aujourd’hui, pourquoi ces derniers ne les ont-ils pas réclamées aux Jordaniens ? Pourquoi n’y a-t-il jamais eu d’antijordanisme ? Parce que l’occupant n’était pas juif, peut-être ?
Et puis, peut-on parler de « colonie » pour des territoires occupés suite à des guerres d’agression ? A ce moment-là, il faudra considérer que la France « occupe » l’Alsace et la Lorraine. Peut-on parler de « colonie » pour un pays qui retrouve sa souveraineté politique après des siècles violences antijuives ?
L’antisionisme, c’est considérer que, depuis la conquête islamique, la présence des Juifs sur la terre qu’ils occupent en continu depuis des millénaires est illégitime. C’est donc à la fois considérer que, fondamentalement, l’occupation musulmane prévaut, et, par ailleurs, que les Juifs n’ont pas de foyer national légitime.
Selon ce raisonnement pervers, les Juifs ne sont pas vraiment chez eux en Israël — et ailleurs non plus. L’antisionisme, c’est donc la condamnation à une errance éternelle et le refus d’une autonomie politique du peuple juif. Par un paradoxe négationniste, Israël n’est même pas censé se déclarer comme juif… L’antisionisme refuse donc la volonté d’autodétermination juive — alors qu’il accepte et désire l’affirmation islamique qui anime le Hamas ou le Fatah.
L’incantation de l’« anticolonialisme » révèle un mot creux, qui donne des apparences de vertu à celui qui se l’approprie et l’applique à sa guise : la conquête islamique de territoires dans le monde entier depuis 623 n’est par exemple jamais considérée comme « coloniale ». L’occupation d’une partie de Chypre par la Turquie ou du Sahara par le Maroc ne mobilise aucun boycott vertueux. Le terme n’a donc pour mode opératoire que l’intimidation morale et non une fonction d’analyse sincère.
L’obsession juive
La défense du droit des Arabes dit « palestiniens » n’est qu’un prétexte tout aussi fallacieux que l’était la défense du peuple allemand dans les années 1930. Cette générosité envers les opprimés ne s’applique d’ailleurs pas aux « Palestiniens » massacrés en Syrie, expulsés du Koweït, victimes de discriminations au Liban ou opprimés par leurs propres dirigeants — le Hamas tire à balles réelles sur ses opposants. En utilisant la dénomination « Palestiniens », les militants essentialisent une population entière qui ne se reconnaît pas forcément dans les dictateurs et les terroristes auxquels elle sert de bouclier humain.
Les antisionistes ne disent pas non plus pourquoi les « Palestiniens » ne pourraient pas vivre avec des Juifs sur leur territoire. Car il n’y a aucun droit que la simple présence d’une population juive n’enlève à une autre, sinon le droit de vivre sans Juifs. À moins que l’antisémitisme ne soit précisément l’idée qu’on aurait le droit de vivre sans Juifs, idée incarnée dans l’antisionisme. En pratique, cette idée n’a jamais consisté à s’éloigner des Juifs, mais s’est toujours traduite par des expulsions, des ghettos et des meurtres.
Que certains Juifs se déclarent « antisionistes » pour montrer à quel point ils sont dénués de parti pris, montre assez la pression clivante et manichéenne qui s’exercent sur eux : le bon Juif est contre Israël, le mauvais Juif sera décrit comme d’« extrême-droite » ou « nationaliste ». Le mot nationalisme n’est plus un terme objectif car il s’est chargé d’une axiologie négative. Il ne retrouve sa virginité morale que s’il s’agit du nationalisme « palestinien ». Deux poids, deux mesures, là encore : les territoires « palestiniens » ne devraient pas avoir un seul Juif sur leur terre, alors qu’Israël compte 20% d’Arabes, pleinement citoyens et dotés des mêmes droits que les Juifs. Mais l’« apartheid », brandi comme hyperbole à vocation d’insulte délégitimante, serait exercé par les Juifs… La réalité semble de peu de poids face aux récits incrustés dans la répétition des formules permettant de faire d’Israël un monstre et de l’antisionisme un devoir moral.
Mais l’antisionisme n’est pas un humanisme. C’est un refus à l’existence souveraine pour les Juifs, signature de la haine séculaire à leur encontre. La soi-disant critique légitime de la « politique de l’État d’Israël » n’est pas une opinion comme une autre, elle procède du fond le plus obscur de l’habitus antijuif. L’antisionisme, c’est la négation de la légitimité de la présence juive en Israël, qui est le territoire du peuple juif depuis 3000 ans.
Rédigé par Yana Grinshpun (MCF linguistique, Sorbonne-Nouvelle), Georges-Elia Sarfati (PR linguistique, Université Populaire de Jérusalem), Jean Szlamowicz (PR linguistique, Université de Bourgogne), Roland Assaraf (CNRS-Paris 7)