Argumentation, Comptes rendus, inclusivisme

Compte rendu Szlamowicz, Jean et Salvador, Xavier-Laurent (2018), Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français où l’on étudie écriture inclusive, féminisation, et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Suivi d’Archéologie et étymologie du genre.

 

Par Yana Grinshpun, publication originale dans la revue Information Grammaticale 29/10/2019

Référence(s) : Szlamowicz, Jean et Salavdor, Xavier-Laurent (2018), Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français où l’on étudie écriture inclusive, féminisation, et autres stratégies militantes de la bien-pensance. Suivi d’Archéologie et étymologie du genre. (Paris : Intervalles), 185p., ISBN : 978-2-36956-071-5

Plan

Le sexe et la langue

Langage et pensée

Le genre et la personne dans la langue

Féminisation et injustice

De la recommandation bienveillante à la surveillance totalitaire

Archéologie et étymologie du genre

Grammaire normative et histoire officielle

Enjeux historiques

Une brève histoire du genre

 

Jean Szlamowicz, linguiste, traducteur et analyste du discours et Xavier-Laurent Salvador, spécialiste de grammaire et de langue médiévale viennent de sortir le premier ouvrage, rigoureusement argumenté et ayant pour objet un corpus clairement défini, sur la proposition de réformer l’écriture du français qui serait sexiste et refléterait la domination masculine dans la société francophone et francographe. Le livre s’adresse surtout à un public de linguistes, sociologues et philosophes mais interpelle aussi tout public cultivé, ayant des notions de culture linguistique, philosophique et sociologique. C’est, actuellement, l’unique ouvrage scientifique qui donne une réplique claire à une nébuleuse de discours à prétention sociolinguistique et paritaire qui promeuvent la réforme du genre grammatical en français en la confondant trop souvent avec le sexe biologique.

Le concept d’écriture inclusive constitue une des composantes d’un dispositif socio-discursif qui vise à changer l’état de la langue française au nom de la lutte féministe. Il ne s’agit pas d’une proposition portée par le féminisme « classique », qui surgit en Europe à la fin du XIX° siècle et revendique l’égalité civique et civile des femmes et des hommes, mais de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui le « néo-féminisme ». Sa nouveauté, par rapport aux revendications féministes désormais exaucées et inscrites dans la loi, consiste à postuler la nature essentiellement machiste et sexiste de la langue qui serait prise dans les carcans des genres grammaticaux et des « représentations sexistes ». La langue, selon nombre de tenants de cette nouvelle mouvance, serait dominée par la « masculinité » (ce concept semble renvoyer de manière indistincte aux hommes (mâles) et au genre grammatical masculin en français). Les objectifs de la réforme de l’orthographe peuvent être synthétisés par le slogan de l’icône du néo-féminisme français, Monique Wittig : « Dérober au masculin l’universalité ». L’homme ou le « masculin » s’est accaparé l’histoire, l’univers (d’où « l’universalité ») en rendant la femme invisible ou subalterne. Selon cette philosophie, la structure de la langue détermine la structure sociale, les croyances et les représentations des acteurs sociaux et, surtout, conditionne leur perception des sexes. Jean Szlamowicz et Xavier-Laurent Salvador s’étonnent de ces postulats, rappelant que cette « domination » dans les sociétés occidentales est depuis longtemps battue en brèche et que l’égalité des femmes et des hommes est un acquis de nos sociétés démocratiques, inscrit dans la loi. Le non-respect de l’égalité est passible de mesures punitives[1].

Ils constatent que les promoteurs de cette réforme, non contents des dispositifs juridiques déjà en place qui assurent l’égalité en droit des sexes (hommes, femmes, homosexuels, transsexuels), ont accusé la langue française des injustices commises à l’égard de la femme, présentée comme victime de la domination masculine, et ont proposé de réformer l’orthographe, qui participerait des injustices sociales basées sur la discrimination sexuelle.

C’est à la critique de cette réforme de l’orthographe ainsi qu’à l’analyse rigoureuse de chaque proposition de modification structurelle de la langue que Jean Szlamowicz et Xavier-Laurent Salvador consacrent leur ouvrage.

Les deux chercheurs procèdent de manière similaire dans leurs démonstrations : la pertinence de l’écriture inclusive est d’abord interrogée par rapport au fonctionnement du système linguistique. En montrant que son fonctionnement est soit ignoré, soit détourné par les réformateurs, ils expliquent comment ce détournement sert une idéologie qui se veut humaniste et paritaire. Ils interrogent les notions, en rien évidentes, pour des générations de penseurs depuis Platon : le langage, la langue, le discours, l’écriture, notions que les défenseurs de « l’écriture inclusive » considèrent comme des données du réel au même titre que l’existence des êtres humains, des animaux et des objets matériels. Après avoir éclairci la confusion entre ces notions fondamentales, les auteurs s’interrogent sur le rapport entre langue et pensée, et montrent que la structure de la grammaire et la structure de la société ne sont pas corrélatives. Ils font une synthèse du fonctionnement du genre grammatical, que les réformateurs inclusivistes associent au sexe biologique. Les auteurs rappellent que le genre en français (et dans toutes les langues du monde) est une notion arbitraire (donnée incontestable et axiomatique de la linguistique générale). Ils rappellent également que toutes les études linguistiques démontrent que la division des mots de langue en familles lexicales ne repose sur aucun critère extérieur à la langue. Les auteurs citent les travaux d’A. Martinet, qui montrent que le genre n’est pas une catégorie grammaticale (comme peut l’être un substantif ou un déterminant), mais une catégorie fonctionnelle, formelle sans motivation réaliste. C’est justement ce fait que contestent les réformateurs qui postulent une corrélation directe entre langue et réalité extralinguistique, et qui ancrent le débat dans la problématique du sexe biologique. Les deux linguistes expliquent également que les trois citations de Vaugelas, Beauzée ou Girard (les « remarqueurs » du XVII et XVIII siècle) qu’on rencontre dans tous les textes de la réforme[2]   sont extraites de leur contexte. Le terme « noblesse » relatif au genre masculin, utilisé dans le dictionnaire de Furetière (1690), ou par Beauzée en 1767, ne s’est pas fait pour maintenir la structure patriarcale familiale ; qui plus est, ce terme « noble » n’a jamais été utilisé dans les grammaires du français depuis la Grammaire française de Noël et Chapsal. Comme le remarque Xavier-Laurent Salvador, dénoncer cette terminologie en la confondant avec l’usage, c’est combattre les moulins à vents, en oubliant que l’Ancien régime est terminé et qu’aucun grammairien, pas plus qu’aucune grammaire, ne raisonne en termes de statut social en analysant la langue.

Les deux textes abordent de manière complémentaire les problèmes du genre grammatical, la cognition, l’histoire de la langue et la philosophie du langage.

Le sexe et la langue par J. Szlamowicz

L’auteur retrace brièvement l’histoire du concept « l’écriture inclusive » en rappelant qu’il s’agit d’abord d’un nom de domaine déposé par une agence de communication, préalable à la publication d’un manuel Manuel d’Ecriture Inclusive. Les réformateurs de l’orthographe définissent ainsi leur projet : « l’écriture inclusive est un ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations entre femmes et hommes. Pour faire véritablement changer les mentalités, il faut agir sur ce par quoi elles se construisent : le langage ». (Cette phrase seule suffirait à un enseignant linguiste pour disqualifier un étudiant en deuxième année d’un cursus de lettres).

Jean Szlamowicz rappelle que le langage est une faculté, propre à l’espèce humaine, et à laquelle on ne peut « accéder » que par la description de toutes les langues naturelles. On ne peut pas changer le langage, au même titre qu’on ne peut pas changer la langue, car il s’agit des virtualités qui ne sont déposées nulle part (contrairement à des personnes ou à des choses). L’auteur montre que la principale erreur des réformateurs est la confusion permanente entre le fonctionnement proprement linguistique et le fonctionnement du discours. La langue ne peut, par essence, être ni machiste, ni sexiste, seuls peuvent l’être ses usages. L’auteur montre comment les inventeurs de l’EI (écriture inclusive) déplacent les problèmes sociaux sur le terrain de la grammaire, en confondant les phénomènes sociaux avec les phénomènes grammaticaux, pour une grande partie, parce qu’ils attribuent en toute bonne ou mauvaise foi la sexualité à la grammaire. Ils postulent qu’en prétendant que la grammaire est un lieu de reproduction et de légitimation des stéréotypes sexuels. De façon similaire, ils attribuent à la grammaire une influence sur les structures sociales. L’auteur met en cause l’idée que le changement morphologique changera les mentalités de ceux qui ne sont pas encore acquis à l’idée de l’égalité des sexes. L’angliciste Jean Szlamowicz rappelle qu’il existe des langues comme l’anglais, sans distinction générique ; selon la logique des partisans de l’écriture inclusive, qui accusent les structures grammaticales d’être à l’origine des maux sociaux, les pays anglophones devraient être un paradis pour les victimes féminines invisibilisées par le français sexiste et réactionnaire.

Cela amène l’auteur à pointer une autre grande confusion : entre langue en tant que système et écriture. L’orthographe n’est pas la langue, on ne parle pas comme on écrit. L’auteur rappelle que la réforme des inclusivistes est un développement de la discussion sur la féminisation de certains mots de la langue, en particulier des noms de métiers, et plus spécifiquement, des noms attachés aux fonctions marquées par un prestige social. La féminisation des noms est un acquis aujourd’hui tant pour les linguistes, lorsque la féminisation est possible morphologiquement et nécessaire discursivement, que pour le commun des mortels (et mortelles). Le linguiste remarque que les tenants d’une « habituation sémantique » confondent la dénomination qui est en langue et la désignation qui est un fait du discours, et qu’ils argumentent avec des exemples sortis de leur contexte et étayés par des raisonnements partiaux. Il réfute ensuite le raisonnement construit sur le détournement du terme « représentation » qui se résume à l’évocation binaire de l’ordre biologique. En effet, selon certains auteurs[3], aux noms féminins seraient attachées des représentations liées au rôle de la femme dans la société et aux noms masculins, celles de l’homme (dominant). Les linguistes participent au maintien de cette confusion en considérant le genre comme une catégorie naturelle qui influencerait « le système symbolique et cognitif   des sujets parlants ». La réalité des langues dément ce genre de postulats : le mot « crapule » évoque-t-il immédiatement une femme dans l’esprit français, le mot « star » renvoie-t-il implacablement à un homme, « prendre son pied » a-t-il quelque chose de podologique, les Allemands pensent-ils à quelque chose de neutre en disant « das » Mädchen, les Italiens, utilisant le pronom de politesse « Lei », considèrent-ils toujours l’interlocuteur comme une femme même quand c’est un homme? Ces exemples montrent que le marquage par le genre n’est pas fondé sur la réalité extralinguistique mais a une nécessité fonctionnelle en langue.

Jean Slamowicz montre que « la véritable règle du masculin générique n’est pas que le masculin l’emporte sur le féminin, mais que dans les cas où le substantif désigne une fonction, il est invariable, dans les cas où il désigne une personne spécifique, il s’accorde en genre avec le référent extralinguistique ». En effet, dans la plupart des contextes, pour des raisons historiques, le neutre et le masculin ont la même forme, les marques du masculin renvoient à de l’humain indifférencié, alors que le féminin indique que le mot n’a pas la valeur générique, mais renvoie à l’identification spécifique. Si dans un contrat de travail, on lit : « Le présent contrat a pour objet de définir les conditions dans lesquelles le PRODUCTEUR commande au TRADUCTEUR un travail de traduction et la cessation des droits y afférant », les termes en majuscules ne désignent pas une personne, mais une fonction sans choisir dans la potentialité de la langue le trait sémantique mâle/femelle. Cette forme neutre est inclusive. En revanche, si on avait « la PRODUCTRICE commande à la TRADUCTRICE … », le trait sémantique femelle serait activé et cela signifierait que les hommes ne pourraient être ni Producteur ni Traducteur, ni faire partie de l’entreprise dont ce contrat émane. Le féminin est donc « exclusif ». Le féminin est spécifiant, alors que le masculin ne l’est pas. Ce qui permet de dire que le masculin peut-être est une forme neutre, le féminin ne l’est jamais.

A l’énoncé ironique de Benoîte Groult, militante féministe française,  « Ainsi soit-elle », Jean Szlamowicz oppose l’explication suivante : « il », dans « ainsi soit-il », n’a pas de référent extralinguistique sexué ou non-sexué (or toute la discussion des inclusivistes est construite autour du référent).  Le genre étant étroitement lié au nombre, ce qui ne va pas de soi pour un lecteur non spécialiste, J. Szlamowicz remarque que contrairement aux slogans sur « l’invisibilité » de la femme, le masculin, lui aussi, peut être « invisible », car le pluriel regroupe les genres sans distinction.  Le pluriel rassemble sans discriminer. « Les Français sont cons » réfère à tous les Français sans discrimination de genre, et partant, de sexe : tous les transgenres, homosexuels, hommes, femmes, ados etc. sont qualifiés par l’attribut non-discriminant. En revanche, « Les Françaises sont connes » rend les femmes françaises  visibles et exclusives. Mais pas les hommes.

Il remarque, à juste titre, que la propagation des idées fausses, fragiles et douteuses est facilitée par la complicité des médias qui ont diffusé l’idée de l’écriture inclusive en dénonçant « l’ordre masculiniste ». C’est ainsi qu’on lit dans Médiapart, «  la langue est un instrument de domination, surtout dans la manière de l’apprendre, et c’est un outil de discrimination et de sélection sociale ». Outre la confusion déjà expliquée entre la langue et l’usage, ce texte illustre l’idée du déterminisme linguistique, et renvoie, selon Jean Szlamowicz, à la théorie marxiste de la société des classes en tentant de de persuader le lecteur qu’il pense mal, car sa langue est mal faite. Le problème c’est que, appelant de ses vœux une société sans sexes, à l’instar d’une société sans classes, l’écriture inclusive contribue au renforcement de l’un comme de l’autre. Ce que montre clairement Xavier-Laurent Salvador dans son texte.

Archéologie et étymologie du genre par Xavier-Laurent Salvador

Les questions principales posées par l’auteur touchent aux querelles philosophiques et linguistiques qui semblaient résolues depuis l’avènement de la linguistique contemporaine et depuis les enseignements de F. de Saussure. Xavier-Laurent Salvador pointe un paradoxe criant dans la posture des inclusivistes. D’une part, ces derniers sont persuadés, à l’instar de Cratyle, que les noms ont un lien direct avec les significations, car ils considèrent le genre des noms comme le reflet du sexe des choses. D’autre part, cette conviction, démentie et réfutée par toutes les études linguistiques, va de pair avec une philosophie inverse : le déterminisme linguistique. Cette dernière consiste à postuler que la structure de la langue détermine l’organisation sociale et la pensée qui organise le monde. Tout le contraire du cratylisme donc. La position paradoxale dans laquelle se trouvent les justiciers de l’orthographe ne semble pas les gêner, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une position rationnellement défendable, mais d’une croyance fondée sur de l’irrationnel, malgré tous les mots savants employés.

Xavier-Laurent Salavador ne s’arrête pas à une critique, il montre également que les « inclusivistes » confondent  l’intension (ensemble de traits pertinent qui permettent de définir un concept) et l’extension (ce qui dans le monde extérieur correspond à l’intension). Aussi bien qu’ils ignorent l’alliage morphologique du genre et du nombre. En menant une réflexion morpho-sémantique fine, il montre que les « inclusivistes », sans s’en rendre compte, s’attaquent plus au nombre qu’au genre. En introduisant un trait morphologique duel (masculin/féminin), ils restreignent l’intension des mots en réduisant ainsi leur sens. « Chaque étudiant.e » est une surdétermination du nombre avec un ajout de trait distinctif  +humain +mâle+/femelle qui divise l’humanité en deux, alors que le concept « étudiant » implique tous les référents dont la description correspond à l’intension (+études supérieures/+humain /+ certain âge/+droit d’inscription/). De surcroît, si on suit sa confusion entre la langue et ses usages, c’est tout le contraire de la neutralisation qu’elle pratique : si le mot « étudiant » englobe de vastes catégories de personnes (hommes, femmes, retraités, transgenres etc.) le mot écrit étudiant.e.s (s) assigne les individus à leur sexe biologique et renforce les stéréotypes de genre. Ce que montre précisément Xavier-Laurent Salavador en rappelant que cette répartition extrêmement traditionnelle a conquis le monde universitaire conformiste ainsi que l’administration conservatrice.

L’auteur prend soin de situer la tentative de réformer la langue. Elle s’inscrit dans les luttes idéologiques d’inspiration néo-marxiste qui postulent l’oppression de la femme par son assignation à un rôle secondaire dans un monde capitaliste dominé par des mâles suprématistes qui ont mis la main sur la grammaire de la langue afin d’inculquer au vulgum pecus le mépris de la femme en enseignant la grammaire à l’école. Selon certains idéologues, beaucoup de femmes ont intériorisé leur rôle par la grammaire. Ainsi, la grammaire, n’est plus la description des éléments constitutifs de la langue mais un outil d’oppression sexiste.

Tout le travail de ces deux linguistes consiste à montrer qu’il s’agit en fait d’idéologèmes qui n’ont rien d’une réflexion linguistique et qui se heurtent à la réalité de la langue sur laquelle personne n’a prise.

 

[1] https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/dossiers/egalite-professionnelle/obligations-des-entreprises/

[2] « Le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » (C. Favre de Vaugelas,  Remarques sur la langue française, T.1 p.130 (éd. Pougens)

[3] Voir par exemple, M. Yaguello,Les mots et les femmes, 1982, p.159

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