par Jean Szlamowicz
Communication donnée en visio-conférence pour l’Institut Européen Emmanuel Levinas dans le cadre du séminaire de Gérard Rabinovitch.
Résumé. L’émergence de positionnements discursifs faisant du « féminin » ou du « genre » des concepts non pas descriptifs mais militants a créé une situation trouble dans la linguistique. L’intimidation idéologique est ainsi en passe d’imposer des pratiques graphiques fondées sur une morale obligatoire qui oblige à remettre en cause les fonctionnements mêmes des langues. Les diverses thèses sur lesquelles reposent l’écriture inclusive sont ainsi en porte-à-faux vis-à-vis de ce que l’on croyait établi depuis longtemps : déterminisme, symbolisme subjectif, anthropomorphisme, confusion entre le mot et la chose, entre métalangue et référence… Bref, pour pouvoir soutenir que « la langue est sexiste », il faut en inventer une nouvelle description fondée sur l’incantation de Maîtres-Mots comme « patriarcat » ou « domination ».
Lire aussi: Jean SZLAMOWICZ & Xavier-Laurent SALVADOR, Le sexe et la langue, suivi de « Archéologie et étymologie du genre » (2018), Editions Intervalles
Jean SZLAMOWICZ (2020) «L’inclusivisme est un fondamentalisme», [En ligne], Volume XXV – n°1-2 (2020). Coordonné par Créola Baltaretu Thénault, http://www.revue-texto.net/index.php/http:/www.revue-texto.net/1996-2007/Saussure/Archives/Archives/Parutions/Parutions/Semiotiques/index.php?id=4397.
DOCUMENTS CONSULTES DURANT LA CONFERENCE:
La doctrine inclusiviste
- « Le genre n’est pas le seul critère de discrimination sociale : la cécité, la surdité, la dyslexie, la neuroatypie, l’obésité, la race, la classe, l’origine sociale, la glottophobie (etc.) en sont d’autres. C’est pourquoi la définition d’une langue inclusive devrait tous les prendre en compte, comme celle-ci : une langue inclusive est une variété d’une langue standard, qui s’en distingue par des procédés langagiers évitant de reproduire des hiérarchies symboliques et sociales associées à des unités linguistiques ou des éléments morphosyntaxiques et fondées sur différents critères de discrimination (sexe, genre, âge, corps, mobilité, origine géographique, orientation sexuelle, fonctionnement neurologique, classe socio-professionnelle, etc.) »
Alpheratz, « Les défis de l’écriture inclusive », in Le discours et la langue coordonné par Alain Rabatel et Laurence Rosier,tome 11.1 (2019), p. 55.
- « Quand nous voulons bénéficier d’une coupe de cheveux, nous ne nous rendons plus au domicile du coiffeur. Pourquoi alors vouloir préserver l’emploi archaïque de « chez » suivi d’un nom de métier ? Peut-on citer une règle grammaticale qui justifie cela ? La réponse est simple : non. Aucune règle grammaticale du français n’est enfreinte lorsqu’on utilise la préposition « à » associée à des noms de métiers dont l’activité s’exerce à des endroits destinés à un usage commercial ou professionnel. C’est même le contraire : le sens de la préposition « chez » se retrouve fortement malmené lorsqu’on l’utilise pour désigner des endroits qui ne servent de domicile à personne. [Chez Voltaire, la liberté de pensée est primordiale] Il paraît bien plus logique et clair de dire « je vais au coiffeur » (dans sa boutique et pas chez lui !) et « je vais chez mamie ». Pourquoi continuer alors à prôner « chez le coiffeur » ? Le maintien de cet usage archaïque est surtout un abus de langage. Sa seule utilité est symbolique et sociale : faire preuve ou non de respect envers la personne désignée (« chez le coiffeur » ; « aux putes ») ou se distinguer en tant que locuteur. »
Maria Candea et Laelia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, La Découverte, 2019
- […] Le passage du masculin du « genre noble » au générique, neutre, qui engloberait le masculin » et le féminin, est assez récent. C’est une idée qui s’est diffusée au XX siècle, lorsqu’il était devenu moins acceptable d’asséner la supériorité du mâle sur la femelle. Et pourtant, c’est exactement la même idée : « la neutralité » cache mal le postulat de supériorité, qui parvient à faire accepter par exemple le fait qu’un corps humain mâle est à même de représenter toute l’espèce humaine (l’Homme). L’inverse n’arrive jamais. Aucune symétrie et aucun hasard (sic !) : simple conséquence de l’idée de supériorité » Ibid. (p.108)
- « Il ne faudrait pas seulement remplacer un mot par un autre, pour tenter de faire en sorte, par exemple, que le mot « réussite » renvoie à autre chose dans notre imaginaire, qu’à un jeune homme dynamique qui arbore fièrement une Rolex. […] Se saisir du symbole, c’est se saisir de l’imaginaire. Or, comment peut-on vouloir changer le monde si on ne peut imaginer un autre monde ? Tricher avec la langue, tricher la langue, comme disait Roland Barthes, paraît nécessaire pour pouvoir imaginer et par là penser le changement. Mais toute opération de prise de pouvoir sur le langage doit être pensée en contexte ». Ibid, p.102.
- « […] le poids des représentations est en quelque sorte consubstantiel à l’existence de la langue elle-même. […] l’école, censée être un lieu d’émancipation par la connaissance assène une règle comme ‘le masculin l’emporte toujours sur le féminin’. (…) Comment ne pas penser que cette règle distille dans les esprits l’idée que l’homme l’emporte sur la femme ? ne pas lier l’acceptation de cette règle avec celle de phénomènes bien matériels comme les inégalités de salaire ? La langue et la société sont dans un rapport dialectique : nous façonnons la langue et la langue nous façonne, dans un va-et-vient perpétuel. Des études de psychologies cognitives ont montré que le langage influençait nos représentations mentales. […] les particularités de la langue ont donc bien un impact sur les pensées formulées. Les luttes sociales et idéologiques se mènent aussi sur le terrain linguistique. Il est vain de vouloir un langage neutre, à l’écart de ces batailles. (ibid)
- « L’androphonocratie signe la mé-prise d’une écriture absorbée dans la conception représentationaliste comme dans le réseau de causalités lui déniant toute efficience propre. Elle signe aussi la mé-prise d’un féminin absorbé dans des rapports sociaux de genre grammatical comme dans le réseau de causalités lui déniant toute présence autre que fléchie. »[1]
- « Cette structure normative, qu’il s’agisse de la langue ou de l’ordre du genre, repose sur un processus de catégorisation : une fabrique de signes, et une distribution, une répartition de sens assignés. Cette assignation – cette mise en signe – fonctionne par un renvoi de différents traits aux extrémités masculines et féminines d’un axe de signification du genre. Il s’agit d’indexer des comportements, des traits physiques, des espaces, des qualificatifs, etc. au masculin et au féminin. La catégorisation est une proposition de sens, qui connaît des réajustements. Elle fixe, pour un temps et un espace donnés, une attribution. Différents ordres du genre négocient la place du curseur qui partitionne entre masculin et féminin, la linéarité de l’axe, son continuum ou sa bipolarité, le contenu des pôles, etc. Différents index du genre s’affrontent, s’allient, se supportent, etc.
• « En posant ainsi le masculin comme universel, on fait de celui-ci le général, tandis que ce qui n’est pas masculin, le féminin donc, devient le particulier. Déclarer le masculin comme générique revient à perpétuer cette asymétrie fondamentale qui fait des femmes une « catégorie particulière » de l’humanité… ce qui a comme conséquence de les exclure du langage et des représentations. Contrairement au procès qu’on fait à l’écriture inclusive, il ne s’agit pas de « rejeter l’égalité d’individus abstraits pour introduire la différence des sexes », car en l’occurrence, la langue française marque déjà la différence des sexes, et elle le fait de manière inégalitaire ! Comment accepter que le féminin pluriel ne désigne que des personnes de sexe féminin et que le masculin pluriel, lui, puisse désigner des groupes mixtes ? Il s’agit donc de corriger cette inégalité, qui entretient une distinction – et une hiérarchie – entre les sexes au détriment de l’universel ! » http ://www.fondation-copernic.org/index.php/2019/02/09/lenjeu-de-lecriture- inclusive-ou-ecriture-egalitaire/
- Université de Neufchâtel, onglet « candidature » [2]
« Si on explique à une femme qu’elle est avocat, et qu’elle ne peut pas être avocate, on reproduit dans notre tête que c’est une profession pour les hommes. » (Interview d’Eliane Viennot sur France Culture – Sinard, Alisonne. Ecriture inclusive : le féminin pour que les femmes cessent d’être invisibles, 28.09.2017) La rédaction des annonces de poste est une étape clé pour encourager les candidatures féminines. En effet, les équipes de recherches ont démontré que l’utilisation de la forme masculine générique (ex. lineman, frontman) ou la forme épicène (ex. lineworker, frontworker) pour décrire le profil recherché n’attirait pas beaucoup de candidates féminines. Le masculin générique active des représentations masculines. Non seulement rédiger l’annonce au masculin générique active des représentations masculines chez les femmes et les hommes, mais en plus, les catégories professionnelles sont marquées par des stéréotypes de genre. Lorsque l’on demande à un groupe mixte de personnes de décrire un profil typique pour une catégorie professionnelle – même si la profession est exercée par autant de femmes que d’hommes – ce groupe imaginera un profil masculin dans la majorité des cas. Les équipes de recherches ont également démontré que l’utilisation du mot « individu » influençait notre perception et activait la représentation masculine. Ainsi, afin d’encourager les candidatures féminines, il est recommandé de formuler le profil recherché en prenant soin d’y intégrer la forme féminine. L’utilisation du mot « individu » est à proscrire au profit de « personne ».
- « David Garibay, directrice* de l’UFR Anthropologie, Sociologie et Science politique (UFR ASSP) vous présente le bâtiment H. Ce lieu accueille de nombreuses salles de cours, les bureaux administratifs et enseignants de la composante ainsi que quatre laboratoires : le Centre Max Weber (CMW), l’Equipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication (ELICO), Environnement Ville Société (EVS) et le Laboratoire d’Anthropologie des enjeux contemporains (Ladec).
*Les statuts de l’UFR ASSP emploient le féminin générique
- « C’est cette conception nouvelle, arrivée en France avec la traduction de l’ouvrage de J. Butler, qui est à l’origine de la création de réseaux de recherches comme le Réseau Genre et Langage (dont L. Greco fait partie) [Réseau devenu récemment l’association Genres, sexualité, langage] ou encore le réseau Glam (créé par J. Abbou et A. Coady), et qui conduit L. Greco à encourager à « sortir du placard le genre, les sexualités et les corps en en faisant enfin des objets linguistiques » (p. 22). L’avenir des recherches linguistiques s’inscrit donc, pour l’auteur, dans la lignée de celles et ceux qui ont permis la rupture avec une conception fixiste du genre. »
Lucy Michel, « Luca Greco (dir.), « Recherches linguistiques sur le genre, Bilan et perspectives », Langage & Société, n°148-2, 2014 », Lectures, 2014.
http://journals.openedition.org/lectures/15262
- « … comprendre l’inscription des représentations genrées dans la langue. Cette étude pluridisciplinaire fait état de recherches récentes croisant différents domaines d’études : les études genre, la linguistique, la sociologie, l’anthropologie et l’ethnologie. Celles-ci prennent tout leur sens notamment si l’on considère, comme Natacha Chetcuti et Luca Greco, que le langage comme est « la face cachée du genre » (p. 7). Pour autant, le langage n’est pas présenté ici comme un miroir mais comme un outil de construction de la société. D’une part, il faut noter que le langage est l’expression des inégalités. De l’autre, considérer qu’il peut permettre en lui-même de se réapproprier des espaces d’action, d’un point de vue politique notamment. »
Sophie Chetrit,[3] « Luca Greco (dir.), « Genre, langage et sexualité : données empiriques », Langage & Société, n°152, 2015 », Lectures.
http://journals.openedition.org/lectures/19298
II Remarques méthodologiques
« Vouloir réformer la langue en imaginant qu’il existerait un ordre du genre qui régulerait les rapports sociaux, c’est céder à une conception du langage imaginant un dessein préalable — forcément masculiniste — qui n’est rien d’autre qu’une forme de créationnisme. Sauf que, comme l’a souligné Wittgenstein, « le langage n’est pas issu d’un raisonnement ».[4]
Cela ne signifie pas que le sujet parlant ne pense pas, mais la rationalité souterraine de l’activité langagière consiste à plier les signes à ses intentions énonciatives. Cognitivement, le sujet se préoccupe — sans en avoir conscience — de choisir à ou de, le ou ce, de construire un nom avec un partitif, de préférer un subjonctif à un indicatif, d’utiliser une relative, de laisser 60 centisecondes de pauses entre deux constituants. Le linguiste Antoine Culioli appelle cette intense activité mentale non consciente « une rationalité enfouie, silencieuse, sans raisonnement lié à une pratique de confrontation publique ». [5] Dans ce bel article, il souligne l’opposition entre « l’activité rationnelle silencieuse caractéristique du travail symbolique » propre à l’activité langagière et la rationalité positiviste, déclarative et sûre d’elle-même : « la rationalité telle qu’elle s’auto-proclame se mue aisément en irrationalité […] La griserie de la ligne droite, trop souvent, hélas, se termine en désastre. »[6] C’est bien cette rationalité revendicatrice qui est à l’œuvre dans la réforme morale de la féminisation, comme s’il était possible de décider de l’essence du langage et de faire plier la langue politiquement. »
Jean Szlamowicz, Le sexe et la langue, 2018, Intervalles[7]
Emile Benvéniste : « La possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est une structure informée de signification, et penser, c’est manier les signes de la langue ».[8]
Emile Benvéniste : « Pour le sujet parlant, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète… À vrai dire, le point de vue du sujet et celui du linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant » (ibid., p. 52).
Antoine Culioli : « Pas de linguistique sans observations profondément détaillées ; pas d’observations sans théorie des observables ; pas d’observables sans problématique ; pas de problématique qui ne se ramène à des problèmes ; pas de problèmes sans la recherche de solutions ; pas de solutions sans raisonnement ; pas de raisonnement sans système de représentation métalinguistique ; pas de système de représentation métalinguistique sans opérations, en particulier sans catégorisation ; pas de catégorisation sans transcatégorialité. »[9]
« Le grand danger qui pèse sur la sociologie est alors d’emprunter la pente savonneuse qui mène du biais d’agentivité à celui du finalisme. Inutile de revenir sur les conclusions métaphysiques auxquelles peut aboutir ce type de raisonnement puisque le finalisme a été combattu et partiellement vaincu dans toutes les sciences de la nature. Mais en sciences sociales, il règne parfois comme un maître subreptice. [] On voit applaudis des modes de raisonnement cherchant le sens des inégalités, de violences symboliques ou physiques… en les attribuant à des entités collectives comme l’« Etat », le « pouvoir », la « classe » qu’on dote, sans trouver cela problématique, d’une forme de conscience, de réalité psychique. […] Pour masquer l’incommodité intellectuelle évidente qui consiste à attribuer des intentions à des entités collectives, beaucoup d’auteurs ont pris l’habitude de dire et d’écrire ‘tout se passe comme si…’ […] Cette pensée critique n’est, dans ses expressions les plus caricaturales, pas très loin parfois d’une pensée conspirationniste qui cherche à trouver les responsables des malheurs du monde »
Gerald Bronner, « La sociologie et le risque du raisonnement », in La modernité disputée, textes offerts à Pierre-André Taguieff, CNRS Editions, 2019, p.119
[1] https://www.revue-glad.org/1666#tocto1n4 « Des (dés)accords grammaticaux dans la dénomination écrite de la personne en France : un tumulte graphique entre passions tristes et passions joyeuses », Manuel Pérez, Katy Barasc et Hélène Giraudo.
[2] https://www.unine.ch/epicene/home/recherche/genre-grammatical/candidatures.html
[3] Étudiante en master de philosophie politique et économie à l’IEP de Lille.
[4] De la certitude, Gallimard, Coll. Tel, 1987, p. 115. (1951)
[5] « Variations sur la rationalité », in Pour une linguistique de l’énonciation, Tome IV Tours et détours, Lambert-Lucas, 2018. p. 35.
[6] Idem, p. 36-37.
[7] Lire aussi JEAN SZLAMOWICZ (2020) «L’inclusivisme est un fondamentalisme», [En ligne], Volume XXV – n°1-2 (2020). Coordonné par Créola Baltaretu Thénault, http://www.revue-texto.net/index.php/http:/www.revue-texto.net/1996-2007/Saussure/Archives/Archives/Parutions/Parutions/Semiotiques/index.php?id=4397.
[8] « Catégories de pensées, catégories de langues », in Problèmes de linguistique générale, p. 74, Gallimard, 1958/1966.
[9] Culioli, A. 1999, Pour une linguistique de l’énonciation, Tome 3, Janine Bouscaren (ed.), Paris, Ophrys.