politique

Mesures de sûreté à l’égard des terroristes en fin de peine: quand le Conseil constitutionnel désarme l’Etat au nom de l’Etat de droit

par Jean-Eric Schoettl

Que faire de la centaine de détenus condamnés pour des actes en lien avec le terrorisme islamiste qui, arrivant en fin de peine, vont être libérés en 2020 et 2021, alors que, pour la plupart d’entre eux, ils représentent une grave menace pour la sécurité publique du fait de leur adhésion persistante à une idéologie incitant à la commission d’actes de terrorisme ? Précisons l’enjeu dont est porteuse cette question : sur les 104 détenus pour terrorisme islamiste libérables cette année ou l’année prochaine, 88 sont écroués pour une ou plusieurs infractions passibles d’une peine d’au moins dix ans d’emprisonnement.

Le législateur a estimé devoir instaurer à leur égard une « mesure de sûreté », qui s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, objectif de valeur constitutionnelle (décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018). Cette mesure de sûreté reposait sur la particulière dangerosité de l’individu concerné, appréciée par le juge judiciaire. Elle avait un caractère préventif et non punitif. Elle pouvait comporter des obligations limitant la liberté personnelle de l’intéressé (« Etablir sa résidence en un lieu déterminé », « Respecter les conditions d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique, destinée à permettre sa réinsertion et l’acquisition des valeurs de la citoyenneté ; cette prise en charge peut, le cas échéant, intervenir au sein d’un établissement d’accueil adapté dans lequel la personne concernée est tenue de résider », être placé sous surveillance électronique mobile), mais non des contraintes privatives de liberté, telles que l’interdiction de quitter son domicile. Le Conseil constitutionnel admet le principe de telles mesures, s’agissant notamment des délinquants sexuels (décisions n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005 et n° 2008-562 DC du 21 février 2008).

Toutefois, saisi par le Président de l’Assemblée nationale et par plus de soixante sénateurs de gauche de la « loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine », le Conseil constitutionnel vient de censurer cette mesure (décision n° 2020-805 DC du 7 août 2020).

Pour ce faire, il a d’abord jugé trop contraignantes, par leur cumul possible, les obligations mises à la  charge de l’intéressé par la loi déférée (établir sa résidence dans un lieu déterminé, se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, ne pas se livrer à certaines activités, ne pas entrer en relation avec certaines personnes, ne pas paraître dans certains lieux, se conformer à une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique), qui paraissent cependant le B A BA de la prévention d’actes terroristes. En outre, il a jugé excessive la durée de la mesure de sûreté, pourtant strictement plafonnée à un an renouvelable (pendant dix ans dans les cas les plus graves). Enfin, sans qu’on comprenne la logique de telles exigences eu égard à l’objectif poursuivi par le législateur, il a reproché à la loi déférée de ne subordonner la mesure de sûreté ni à ce que, pendant l’exécution de cette peine, l’intéressé ait bénéficié de mesures de nature à favoriser sa réinsertion, ni, s’agissant des renouvellements, à ce que la dangerosité de la personne soit corroborée par des éléments nouveaux.

Certes, sans être des peines, les mesures de sûreté doivent respecter le principe selon lequel il incombe au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, la prévention des atteintes à l’ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties. Au nombre de celles-ci figurent la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l’article 66 de la Constitution confie la protection à l’autorité judiciaire. Les atteintes portées à l’exercice de ces libertés doivent par suite être adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif de prévention poursuivi (n° 2008-562 DC du 21 février 2008, cons. 13).

Le dispositif censuré se pliait à ces conditions.

La mesure de sûreté prévue par la loi déférée n’aurait pu être ordonnée par la juridiction compétente, et le cas échéant renouvelée, qu’à l’égard de personnes remplissant les trois conditions suivantes : avoir été définitivement condamnées, par une juridiction pénale, pour avoir commis une ou plusieurs infractions qualifiées d’actes de terrorisme par la loi ; s’être vu infliger, à raison de ces faits, une peine privative de liberté d’une durée supérieure ou égale à cinq ans ou, lorsque l’infraction a été commise en état de récidive légale, une peine d’une durée supérieure ou égale à trois ans ; enfin
présenter une particulière dangerosité. Cette dernière était caractérisée par « une probabilité très élevée de récidive » et par « une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ». Elle était constatée lors d’un examen intervenant à la fin de l’exécution de la peine ou en vue de la décision de la juridiction compétente statuant sur le renouvellement. 
Elle ne pouvait être décidée sans qu’ait été mise en œuvre une évaluation préalable. Le prononcé de la mesure de sûreté (comme de son renouvellement) était subordonné au constat qu’elle apparaisse « strictement nécessaire pour prévenir la récidive ».

La loi censurée entourait la procédure de nombreuses garanties propres à respecter le principe selon lequel la liberté de la personne ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit pas nécessaire.

Elle prévoyait que la mesure de sûreté était ordonnée pour une durée d’un an par la juridiction compétente et renouvelée, le cas échéant, pour la même durée. Qui plus est, pendant l’exécution de la mesure, le juge pouvait être saisi pour l’aménager. La loi déférée plafonnait également le nombre de renouvellements successifs : le délai butoir était fixé à cinq ans, mais porté au double lorsque les faits commis par le condamné constituaient un crime ou un délit puni de dix ans d’emprisonnement.

Ainsi encadrée et limitée, la mesure de sûreté prévue par la loi pouvait paraître timorée, car, comme on a vu à Saint-Etienne-du-Rouvray, aucune action de réinsertion, ni aucun bracelet électronique, ne peuvent empêcher un fanatique d’accomplir sa sinistre besogne.  Le Conseil constitutionnel a estimé au contraire qu’elle allait trop loin, jugeant insuffisant le luxe de précautions dont elle était entourée.

Qui veut noyer son chien … La décision du 7 août participe, quels que soient les prémisses dont elle se réclame (« Il est loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité, évaluée à partir d’éléments objectifs, de l’auteur d’un acte terroriste et visant à prévenir la récidive de telles infractions »), de l’hostilité de la doctrine juridique majoritaire, aiguillonnée par un droits-de-l’hommisme de plus en plus intransigeant, à l’égard des mesures de sûreté. Cette doctrine se montre toujours plus réticente à admettre que le droit pénal puisse avoir un objet préventif, qu’il s’agisse de la procédure pénale (perquisitions ou détentions provisoires motivées par l’ordre public), de la définition des incriminations (infractions « obstacles » telle que la participation à une entreprise terroriste individuelle) ou des mesures de sûreté. L’idée que la dangerosité d’un individu doive être prise en compte dans son traitement pénal irrite les pénalistes modernes.

 

Voici désormais entérinée au plus haut niveau juridictionnel une position qui, dans le domaine pénal, manifeste la tendance de l’Etat de droit contemporain à sacrifier l’intérêt général à une conception abstraite des droits individuels (en l’espèce, le droit à la vie des victimes potentielles du terrorisme échappe au radar du juge constitutionnel). Elle laisse sans solution, à un moment où le terrorisme islamiste apparaît particulièrement menaçant, le problème des djihadistes prochainement libérables. Si le premier devoir de l’Etat est encore de protéger sa population, les choses ne sauraient en rester là.

 

La décision n° 2020-805 DC illustre aussi combien le « contrôle de proportionnalité » pratiqué depuis quelques années par les cours suprêmes, nationales et supranationales, leur permet de se substituer au législateur. Ce coup d’Etat permanent, perpétré au nom de l’Etat de droit, se fait subrepticement. Il bénéficie du soutien de la doctrine juridique (pour laquelle le juge est l’horizon indépassable de la démocratie), de la complaisance des médias (qui, en matière régalienne, tiennent les termes « ordre » et « sécurité » pour de gros mots) et de la résignation d’élus poussant le masochisme jusqu’à mettre en place (comme avec la question prioritaire de constitutionnalité) de nouveaux mécanismes pour se faire désavouer par le juge. Il s’opère à l’insu d’une opinion soucieuse de voir la puissance publique lutter plus efficacement contre l’ensauvagement de la société, mais qui est loin de se douter que les plus hautes instances juridictionnelles s’emploient à désarmer la Nation. Jusqu’à quand le Parlement tolérera-t-il d’être ainsi dépossédé ? Jusqu’à quand nos concitoyens vivront-ils dans l’ignorance de cet évanouissement de la souveraineté populaire ?

 

 

 

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