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Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique

Le cas du linguiste François Rastier, visé sur Twitter

par Jean Szlamowicz

Suite à l’article critique de François Rastier « Sexe, race et sciences sociales (2/4) – Révisions historiographiques » (29 octobre 2020, Revue Non Fiction), le chercheur Samuel Hayat a vertement réagi. Par tweet. C’est, semble-t-il, une mode générationnelle : on s’épargne du travail rédactionnel et l’ironie y tient lieu d’argumentation. Ce qui est indéniablement pratique quand on n’a pas d’arguments. C’est aussi une des nouvelles techniques de l’agit-prop et d’un mode de censure indirecte : on attaque en meute en ligne, on menace, on intimide. Il en restera bien quelque chose. Précisons qu’il s’agit d’un camp idéologique qui ne cesse de donner dans la lamentation victimaire et voit du fascisme partout — sauf dans les coups de force qu’ils lancent pour faire taire leurs adversaires.

Nous allons donc devoir faire un commentaire de texte. Sur le commentaire de texte. C’est fastidieux, certes. Alors on va faire court. Soit Samuel Hayat ne sait pas lire, soit il a la mauvaise foi chevillée au corps. Sa méthode de lecture est simple : caricature de la pensée de l’autre et hyperbolisation des reproches. Cela ne lui est pas propre car il s’agit d’une recette générique: quand on ne conçoit pas de désaccord intellectuel, le rapport à la pensée débouche naturellement vers la disqualification et la dénonciation en ligne. Dans ce cadre rhétorique, il faut que l’adversaire soit nécessairement antisémite, ignorant, haineux, menteur et complotiste… Le militantisme, après tout, n’a pas besoin de s’embarrasser de rigueur intellectuelle.

Les attaques envers François Rastier pour ses derniers articles (qu’on lira avec profit ici, ici et ici) révèlent ainsi le procédé détestable qui a désormais cours dans le monde intellectuel : l’insinuation. On parle parfois en rhétorique d’aposiopèse pour désigner cette figure de l’implicite consistant à suggérer par des points de suspensions plutôt qu’à expliciter. Cela repose sur la connivence et le fait de partager des codes et des valeurs qui ne font pas l’objet d’une mise en jeu argumentative mais qui constituent un préconstruit qui va de soi et que le lecteur accepte comme dimension de la communauté sociale à laquelle il appartient. Dans ces tweets, l’aposiopèse constituée par de simples phrases nominales est une figure remarquable de l’argumentation. Partant d’un éthos consensusel postulant qu’ils représentent le Bien, les militants de la sphère décoloniale-inclusiviste n’ont pas besoin de prouver, uniquement de brandir. C’est à mettre en rapport avec une autre figure, l’apodioxie, que l’on définit comme une façon de refuser d’argumenter au motif que l’adversaire est méprisable. Ce dédain est une façon d’établir sa supériorité sans avoir besoin de la prouver. Pour le camp du Bien, l’apodioxie est en quelque sorte une seconde nature.

Constatons-le en six tweets, florilège d’une argumentation déficiente.

« Les juifs, un « segment de clientèle » pour les études sur la Shoah, pour François Rastier »

L’insinuation d’antisémitisme envers quelqu’un qui s’emploie depuis des années à démystifier Heidegger et à en souligner le caractère profondément antisémite — lequel gangrène les références et les modes de pensée universitaires depuis fort longtemps — relève de la plus profonde inconséquence intellectuelle. C’est une allusion qui se rapproche de la calomnie, un argument facile qui libère chez les lecteurs acquis à sa cause le sentiment de s’attaquer à quelqu’un qui le mérite. Cette structure argumentative manichéenne construit en fait la possibilité d’un lynchage verbal entre initiés. La délégitimation sociale qui en résulte n’est pas sans conséquence. C’est un procédé devenu courant : le tweet fourbe jette le doute sur une personne qui se retrouve marquée du sceau de l’infamie, frappée par une trouble méfiance qu’aucun argument concret ne vient étayer. Au passage—habileté euphémisante évitant vaguement la diffamation— Rastier n’est pas traité d’antisémite : on se contente de dire qu’il dit quelque chose des juifs. Aposiopèse, donc.

Dans ce passage, Rastier remarque que « Les universités doivent en effet attirer une clientèle aisée par des thèmes qui s’accordent à la civilisation des loisirs et au narcissisme de masse. » Cette réalité économique et culturelle s’incarne dans la « théorisation » des identités (en fait la légitimation du bavardage par un jargon intellectuellement fragile mais séducteur). On constate de fait que ces studies deviennent de simples discours et non plus des disciplines régulées par un régime de scientificité : elles s’affranchissent de toute méthodologie propre aux disciplines que sont la sociologie, l’histoire, la linguistique, etc. Un discours conséquent ferait la démonstration de leur bien-fondé méthodologique plutôt que de propager une insinuation.

Le texte de Rastier détaille cette mutation épistémologique des sciences sociales dont la méthodologie cède désormais le pas à ces discours, représentés par les cultural studies lesquelles développent désormais une conception identitaire du savoir. De fait, ramener chacun à une appartenance, un genre, une couleur de peau constitue précisément une forme d’identitarisme racial et sexiste que Rastier critique. Comment peut-on faire exprès de lui faire dire autre chose ?

D’autant que, dans l’article précédent, il ne cesse de dénoncer le racialisme inhérent à de telles approches identitaires :

« Cependant, sous couleur de déconstruire le racisme colonial, le discours décolonial en reconduit les catégories, en prétendant les récuser, mais en se contentant de les inverser. »

« Ainsi, tantôt la race entre guillemets est dénoncée dans le discours colonial, tantôt elle est mobilisée sans guillemets dans le discours décolonial. Cette incohérence assumée ne serait-elle pas l’indice d’un double langage ? »

« Elles touchent la méthode à tout le moins évasive, l’argumentation dont tient lieu un étalage énumératif de catégories peu définies qui fonctionnent comme des signes de reconnaissance plutôt que des concepts, les équivoques terminologiques »

« un retraité qui n’a jamais travaillé sur ces questions, mais qui se croit pourtant habilité à insulter des centaines de chercheur.e.s »

A priori, un linguiste et philosophe du niveau de François Rastier, auteur d’une œuvre considérable, spécialiste de sémantique et de Heidegger, est parfaitement habilité à avoir un regard critique sur les sciences sociales. C’est même, fondamentalement, l’apanage d’un linguiste que de pouvoir s’exprimer sur des questions de conceptualisation et de méthode. Ne pas le reconnaître est soit une insulte gratuite, soit une ignorance de fond sur la nature d’une réflexion épistémologique. Au passage, François Rastier, directeur de recherche au CNRS est plutôt bien placé pour parler du CNRS, et toute son œuvre témoigne justement d’une diversité d’objets de réflexion. Enfin, on ne comprend pas pourquoi n’avoir jamais travaillé sur une question empêcherait de travailler dessus — sinon personne ne travaillerait jamais sur rien. Une forme d’apodioxie absurde et méprisante, donc.

– On remarque que le mot « insulte » est une interprétation des propos de Rastier et non un fait objectif.

– Les « centaines de chercheurs » permet une hyperbole permettant d’aggraver l’offense — mais le nombre n’a jamais donné raison à personne.

– Quant au mot « retraité », il constitue une disqualification ad hominem passablement faiblarde et non un argument intellectuel. On pouvait penser que la condamnation des discriminations ne connaissait pas de limites : visiblement, concernant l’âge, on peut se lâcher en mode « décomplexé ».

– Signalons que l’argument « il n’a jamais travaillé sur ces questions » est un topos argumentatif qui s’inscrit dans un certain paradigme. Décoloniaux et inclusivistes accusent toujours les autres d’être ignorants de leur domaine. Il s’agit en réalité de récuser a priori toute personne ne provenant pas de leur sérail et n’utilisant pas leur langue de bois. Une autre façon de dire qu’ils refusent les points de vue et références qui ne sont pas les leurs — confirmation qu’il s’agit d’une idéologie désireuse de se soustraire à la preuve et à la démonstration pour se réfugier dans le persiflage et le psittacisme de concepts accusateurs.

… accusant les études post- / décoloniales de partialité et de racisme et dénonçant le soutien du CNRS avec des accents complotistes

Le reproche de M. Hayat est uniquement fondé sur l’utilisation du mot complotiste, fort maladroitement augmenté du modifieur métaphorique accents : des accents + adj est une locution nominale qui permet d’accuser quelqu’un de manière cauteleuse et perfide. Comme le texte de François Rastier est solide et sourcé, il est difficile de le juger « complotiste » : le mot accents contourne la difficulté et autorise Hayat à se dispenser de démontrer qu’il y a « complotisme ». Au passage, on notera que toute remarque générique décrivant un mouvement de pensée, des convergences de carrière ou autres alignements intellectuels est susceptible d’être décrit comme « complotiste ». C’est une accusation pseudo-analytique qui revient à traiter l’interlocuteur de fou délirant. Ça n’est toujours pas un argument.

• Le sexisme, le racisme, des « rivalités artificielles »

On commence à comprendre la manœuvre : caricature et déformation permettent d’accuser l’auteur de propos qu’il ne tient pas. Inutile de détailler, on lira le texte de Rastier, pas le résumé-déguisement ricanant de Hayat. Rastier souligne qu’un différentialisme victimaire endémique crée justement les divisions de genre, de race, etc. que ces valeureux progressistes sont censés combattre. Hayat comprend le contraire. Un peu de recul critique, peut-être ?

Une nouvelle fois, on remarque une technique éprouvée : pour s’en prendre à l’adversaire, accusons-le de racisme, à tout hasard. Pour le public auquel on s’adresse, cela suffira : ce n’est pas la démonstration qui compte, mais d’associer l’adversaire à l’immonde. On s’approche tranquillement de la diffamation en suggérant que l’auteur atténue, et donc cautionne, sexisme et racisme.

• Et évidemment, tout ce beau monde est complice de l’islamisme

L’argument se réduit à l’emploi de l’adverbe « évidemment », ce qui relève, une fois encore de l’insinuation visant à accréditer une mentalité complotiste. Considérer que l’adjectif décolonial constitue une théorisation aussi bancale que délétère accusant l’occident de tous les maux et se retrouvant sur la même ligne argumentative victimaire que les jihadistes, c’est bien le problème. Le texte de Rastier ne cesse d’en faire la démonstration sourcée par des citations indiscutables.

• Et tout le reste à l’avenant : haine, mensonges et bêtise

– On remarque l’anglicisme « haine » (hate speech), désormais courant, qui n’a même plus besoin d’être précisé par une structure actantielle : qui hait qui ? Est-il interdit de haïr ? Est-ce une notion psychologique, juridique, philosophique? La critique est-elle de la haine ? Certes, le décolonialisme est amour et semble proscrire toute négativité , mais le mot « haine » comme disqualification reste peu conceptualisé, c’est le moins qu’on puisse dire. Question connexe: si l’on va par là, dire que quelqu’un est rempli de «haine » constitue-t-il une incitation à le haïr?

– La mention de « mensonges » évide de citer ou de démontrer la réalité desdits mensonges. Là encore, l’allusion vaut démonstration. L’insinuation vaut la preuve.

– Le mot « bêtise » rejoint le domaine de l’insulte et paraît, à tout le moins, assez mal adapté vu le niveau de réflexion de François Rastier. Par son utilisation sans nuance ni vergogne, cette insulte s’affirme comme une sorte de constat nécessaire. Mais sa virulence gratuite, si elle peut convaincre les partisans, signale de manière flagrante son propre artifice : l’indignation face à la présumée bêtise ne constitue toujours pas l’argument d’une démonstration objectivable…

Conclusion

Sur le plan de la stylistique, on remarque que la langue cool, familière, rigolarde est devenue un éthos en soi qui vaut pour argumentation. En effet, en mettant en scène une assurance décontractée, ce style verbal instaure une connivence qui constitue un forçage argumentatif : en se passant de démonstration pour simplement persifler, la condamnation paraît d’autant plus indiscutable. C’est bien ce qui en reste pour les usagers de twitter, dont l’un exprime même explicitement son indignation et ses capacités de lecture limitées : « Ouah la dégueulasserie du passage c’est époustouflant » — en effet, inutile de lire un raisonnement et un texte quand on peut se contenter d’un passage qui aura été mis en scène pour lui faire dire n’importe quoi. On assiste ainsi à une dérive du style conversationnel —le court-circuitage de la démonstration rationnelle par le préjugé complice du simple clin d’œil. Cet éthos indigné et hautain ne devrait pas avoir sa place dans un débat intellectuel. Car le mépris, volontiers âgiste, qui en est le corollaire, détruit la possibilité même du débat. Facilité devenue mécanique, la délégitimation repose sur le principe de l’apodioxie : il convient de traiter toute réfutation de réactionnaire. Cette rhétorique de la confrontation relève de la cour de récréation. Elle possède néanmoins l’efficacité hautaine d’une posture de supériorité. Cela ne marche qu’avec ceux qui veulent bien se laisser intimider, assez nombreux il est vrai.

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