Je reproduis ici mon interview publié par le Figaro Vox le 22 août 2022 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/yana-grinshpun-l-affiche-du-planning-familial-sur-des-hommes-enceints-utilise-le-langage-pour-promouvoir-une-ideologie-de-deconstruction-de-l-identite-20220823
En gras, les questions de la journaliste
Yana Grinshpun
1/ «Au Planning, on sait que des hommes aussi peuvent être enceints». Cette phrase, en tête d’une affiche représentant un couple au sein duquel un homme transgenre attend un enfant, fait polémique depuis quelques jours. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je vais répondre à cette question d’abord en ma qualité de linguiste et ensuite en tant qu’analyste des discours idéologiques. Car il s’agit ici de l’utilisation curieuse du langage, qu’on adapte ensuite pour promouvoir une idéologie de déconstruction de l’identité.
Le langage sert à référer au monde réel où les hommes ne peuvent pas être enceints, car ils ne disposent pas d’utérus ; mais aussi au monde imaginaire, où existent des licornes, des démons et des succubes. Dans ce dernier tout et possible. Dans les œuvres de science–fiction où les fantasmes de l’indifférence sexuelle, ou de la création ex nihilo existent, il n’y a pas de problèmes avec la grossesse des hommes. Après tout, Frankenstein, Golem, Pygmalion ont été créées par le langage. Pourquoi pas les hommes « enceints » ?
Mais la langue commune sert aussi à parler du monde réel, et dans ce monde, l’humanité est fondée sur la différence sexuelle (sinon, elle ne serait pas l’humanité). Celles qui portent les enfants dans leur utérus sont les femmes. Aucun homme n’a jamais accouché parce qu’aucun homme n’a cette possibilité biologique.
À ce propos, la phrase qui accompagne l’affiche est significative. Elle ne décrit pas l’état du monde ce qui serait le cas d’une phrase exprimant une vérité générale : Les hommes peuvent être enceints. Elle commence par un circonstant qui réfère au lieu dont provient le « savoir » : « Au Planning ». Comme si le Planning était un lieu circonscrit du savoir ésotérique. Cela n’est pas nouveau, surtout si on connaît les dernières productions lexicales et discursives très particulières de cette société « savante ». Par exemple, un opuscule à prétention lexicographique, édité par cette association, annonce que « Un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle »[1]. On comprend qu’avec de telles connaissances précises, il y a certaines choses qui ne peuvent se savoir qu’au Planning. Par ailleurs, l’expression « on sait » renvoie à un ensemble indéterminé de membres de cette association dont le statut n’est pas précisé. Ce ne sont ni les scientifiques, ni les chercheurs, ni les médecins dont l’autorité ferait un argument (faux ou vrai, c’est une autre paire de manches), c’est une sorte d’énonciateur collectif associatif possédant un « savoir » spécifique. Tout cela serait assez amusant si cette campagne, et surtout la sempiternelle accusation de « l’extrêmedroistisation » de ceux qui contestent le gnosticisme du Planning, ne révélait pas une tendance lourde à de nouvelles tyrannies identitaires. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas ici de vrais hommes possédant un organe sexuel mâle, appelé pénis, en français commun, mais de femmes qui sont devenues « hommes » ou qui « performent » comme hommes. Ces femmes devenues hommes ont donc la possibilité biologique d’être porteuses d’enfants, tout en se disant hommes.
Ceux qui ne sont pas d’accord ? Ils sont forcément de l’extrême droite, conservateurs, réactionnaires, antiféministes, bref, brutti sporchi e cattivi de ce brave new world.
2/ Sur quelles théories se fonde-t-elle ? Et qu’est-ce qu’elle sous-entend scientifiquement ?
Pour porter un enfant, jusqu’à présent, il fallait avoir un utérus. Si un jour, l’utérus est transplanté aux hommes, en effet, on aura des hommes enceints, et avec eux, la fin de l’humanité telle que nous la connaissons. Une telle transplantation ne pourrait être que le résultat de nombreuses recherches scientifiques médicales, d’essais sur les humains, ce qui poserait une foule de problèmes éthiques.
Alors, est-ce bien possible ? Oui. Car il ne s’agit pas de science, mais plutôt de l’idéologie dont le but est de créer un Homme nouveau. Cela concerne des mutations réelles qui sont dues à la fois aux acquis technoscientifiques, aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, mais surtout à la production des discours engendrés la « déconstruction ». Il s’agit d’un ensemble de thèses qui se concentrent sur l’existence des récits fondateurs. A la place de ces récits qui fondent des sociétés, des cultures et des identités collectives, nationales et historiques, viennent d’autres narratifs qui déclarent mettre en place un être humain nouveau dont l’identité n’est plus définie par la filiation, par la mémoire, par appartenance nationale ou culturelle, mais par son émancipation totale de cet héritage. Cette configuration intellectuelle octroie un pouvoir exorbitant au langage, et plus exactement au discours. Les vieux narratifs doivent être mis en question, car ils ne sont plus adaptés à la société moderne unifiée, mondialisée, sans frontières géographiques, politiques ou identitaires. Dans cette perspective l’individu dispose d’une liberté totale, (et nouvelle), quant à la construction de son identité, aux choix de ses origines, en s’affranchissant des limites imposées par la biologie, la mémoire et l’histoire. Cet affranchissement se fait au nom de « régime de vérité » et d’une « rupture anthropologique », comme le revendiquent par exemple, les théoriciens du genre. La grande papesse des théories du genre, Judith Butler, a théorisé le « genre » comme une pure « construction sociale » qu’on peut déconstruire. Le « genre » serait différent du sexe dans lequel nous sommes nés, il peut être « performé » par le langage. Remarquez que l’utilisation du mot « genre » en français est problématique, c’est une traduction du « gender » anglais qui peut être traduit en français soit comme « sexe » soit comme «genre ». Si je vous dis que je suis un homme, vous êtes priés de me concevoir comme tel, malgré tous les attributs de la féminité visibles et perceptibles. On se souviendra de la vidéo devenue virale « je ne suis pas un homme, Monsieur ». Ces théories accordent un rôle primordial à la performativité du langage en récusant l’existence de réalité et de vérité qui ne serait pas celle d’un individu particulier. Les données de la nature, déterminées par le sexe doivent être déconstruites. L’existence du corps sexué devient, dans cette perspective, une pure affaire de mots.
Ce que confirme Judith Butler dans un entretien donné à Nouvel Obs:
« C’est vrai, le sexe biologique existe. Il n’est ni une fiction, ni un mensonge, ni une illusion. Simplement sa définition nécessite un langage et un cadre de pensée-autant de choses qui par principe peuvent être contestées et qui le sont. […] Nous devons passer par un cadre discursif et c’est ce processus qui intéresse la théorie du genre. […]Vivre son hétérosexualité, sa «blanchitude», ses privilèges économiques, cela signifie se mouler dans les idéaux dominants, mais aussi refouler les autres aspects de sa personnalité: sa part homosexuelle, sa part féminine, sa part noire… ».
Passons sur la chromatique identitaire essentialisante, intéressons-nous au langage. Pour critiquer l’ancienne perception de l’être humain du point de vue de son sexe biologique, et pour montrer qu’en fait il s’agit d’une construction verbale, il faut s’attaquer aux prémices de la biologie, en tant que science pour la disqualifier. C’est ce que fait Judith Butler en faisant un procès à la biologie, en mettant en cause la scientificité de cette discipline et en l’appelant une science « idéologique » (voir Troubles dans le genre), qui aurait fait croire à l’existence de deux sexes biologiques, alors qu’il y en aurait au moins cinq. Dans le jargon butlérien : « lorsqu’on théorise le genre qui n’a rien à voir avec le sexe, le genre devient lui-même le fait affranchi du biologique ». Le genre et plus tard le corps, selon cette théoricienne, sont les résultats du discours.
C’est en cela, que la campagne du « Planning familial » relève plus d’un jeu de mots que d’une quelconque réalité où les hommes porteraient des enfants.
C’est ainsi aussi que la phrase « on sait que les hommes peuvent être enceints » incarne bien le paradoxe des théories du genre et n’a aucun fondement scientifique. Il ne s’agit pas de la science, mais d’une utopie sexo-identitaire où tout est possible. Pour le sociologue et philosophe, Karl Manheim, toute idéologie a été à ses origines une utopie dont le but était de délégitimer l’ordre social existant et d’imposer l’ordre social nouveau, révolutionnaire, toujours meilleur. La « mélioration », dans la perspective de la doctrine du genre, consiste à choisir son genre en fonction de son « ressenti » individuel, mis en scène par le langage.
Le problème c’est que le corps humain n’est pas un morceau de viande qu’on éduque ou endoctrine comme on veut, en fonction de l’idéologie du moment et du langage qu’on choisit. L’identité sexuée se construit dans sa dimension charnelle et symbolique (filiation, histoire, transmission, culture) ; et le symbolique ne se réduit pas aux codes sociaux ou aux discours ambiants.
3/ Pourtant, il existe bien une réalité biologique qui distingue les hommes des femmes. La science a-t-elle une place dans la revendication militante ?
Bien sûr, cette réalité existe. C’est grâce à elle que la société, la culture, la religion, la vie, enfin, est possible. Je me souviens d’une étudiante qui racontait qu’en cours de théories du genre, une enseignante a expliqué que l’hétérosexualité état la pire violence que l’humanité ait pu infliger aux minorités sexuelles. Une pensée toute simple que si cette « violence » n’existait pas, l’enseignante en question ne serait probablement pas là pour pérorer de sa chaire. Par ailleurs, l’homosexualité implique également la différence sexuelle, l’attirance pour les mêmes ou pour les autres est également la preuve de cette existence.
La science et le militantisme ne poursuivent pas les mêmes buts. La science cherche la vérité, le militantisme cherche à défendre ou à promouvoir une cause. Or, le genre n’est pas une science, c’est une sorte d’auvent qui ramasse des revendications identitaires les plus diverses. Dans cette perspective, les « hommes enceints » qui sont les femmes devenues hommes n’est qu’un moyen d’exhiber l’envie de prise de pouvoir par les « déconstructeurs » professionnels. Comme le note le philosophe Shmuel Trigano, ce nouveau pouvoir provient de la capacité de certains milieux de fixer « le narratif » de ce qui nous arrive et d’enfermer les consciences dans les mots qu’ils ont choisis. Et ça marche, et non seulement par le langage, mais par les décisions de justice qui appuient le plus souvent toutes revendications de changer le genre ou le sexe ou les deux.
4/ N’existe-t-il pas un juste milieu entre cette campagne de communication et le respect des minorités sexuelles ?
Du point de vue légal, les minorités sexuelles sont respectées depuis assez longtemps. Ils disposent de leurs corps comme ils le souhaitent, les mariages homosexuels sont autorisés, l’adoption des enfants par les couples homosexuels est un acquis, le délit d’homophobie est puni par la loi, les hommes et les femmes trans bénéficient des aides médicales pour se faire opérer etc. On ne peut pas obliger les gens à aimer la différence, on ne peut pas non plus exterminer la haine de l’autre, qui existe depuis que l’homme est homme, mais on est arrivé, en Occident, à changer les mentalités et à accepter les différences sexuelles, du « genre », et de tout autre caprice identitaire depuis longtemps. En revanche, la campagne en question n’est pas une campagne de communication, mais une campagne de propagande voilée.
5/ Qu’est-ce que cela nous révèle sur cette association et sur le courant de pensée qui l’anime ?
Planning familial
L’histoire de l’association « Planning Familial » ressemble à l’histoire de beaucoup de mouvements progressistes. Il arrive très souvent qu’un mouvement qui vise le changement de l’état du monde, contient en germe son autodestruction, surtout lorsque, incapable de se contenter de ce qui est acquis, ne se trouvant plus d’utilité, il tend à se radicaliser et verse dans un extrémisme destructeur. De la philosophie progressiste et réformatrice qui caractérisait le féminisme, on est passé, avec la vague néo-féministe, à la radicalisation extrémiste, intransigeante et « révolutionnaire ». « Le Planning familial » des années soixante-dix était une association féministe qui militaient pour les droits à l’avortement, pour la contraception, la prévention etc. De nombreuses féministes en gardent de très bons souvenirs. Mais ces dernières décennies, cette association a pris un tournant idéologique radical. J’analyse les procédés manipulateurs de cette association dans mon livre à paraître chez l’Harmattan La fabrique des discours propagandistes contemporains : comment et pourquoi ça marche. L’association dispense des formations où les militants apprennent l’épanouissement sexuel aux enfants et aux adolescents à l’aide des flyers qui invitent à l’expérimentation sexuelle en se référant aux textes de Freud qui n’existent pas. Il s’agit donc du révisionnisme et du prosélytisme de la déconstruction de l’identité.
Nouvelle religiosité
La campagne de promotion « des hommes enceints » et surtout les tentatives de faire taire ceux qui se moquent ou s’indignent de ces idéologies révèlent, à mon sens, plusieurs dangers qu’il convient de voir clairement :
– les tendances policières de ces discours qui entraînent des actions juridiques, la diffamation contre les contestataires, les tendances propres au monde totalitaire
-le prêche du chaos identitaire qui se présente sous l’habit séduisant de liberté totale : la substituabilité des femmes par les hommes et vice versa en est le meilleur exemple)
-l’endoctrinement et l’embrigadement des jeunes qui ne sont rebelles qu’avec leurs parents, mais suiveurs et conformistes au sein de leur groupe et très influençables sur les réseaux sociaux.
-la désagrégation sociale, identitaire, linguistique.
Cependant il se peut aussi que ce nouvel ordre social finisse par s’autodétruire par ses propres contradictions. Par exemple, ces nouveaux mouvements prétendent ne plus avoir de normes : les hommes sont enceints, les femmes peuvent être barbues, le mariage et le divorce avec la terre[2] n’étonnent plus personne. Mais dans ce chaos total, dans cette absence de frontières, de repères, de la loi symbolique ces mouvements buteront sur leurs propres apories. Nous avons vu les splendeurs et les misères du communisme, du bolchevisme, du nazisme, nous verrons peut-être aussi la fin du déconstructivisme, du meetoïsme, de l’inclusivisme, du transhumanisme qui se transformera en conservatisme et qui suscitera une nouvelle réaction.
[1] https://www.planning-familial.org/fr/medias/lexique-transpdf
[2] https://www.inverse.com/article/55161-ecosexuals-marriage-to-the-earth-ceremony-unlv
Bonjour à vous,
Ce qui m’a frappé, dans votre entretien, et ce que j’ai déjà pu constater au fil de mes lectures, c’est que cette « performativité du langage » n’est accessible qu’à une minorité de personnes. Comme si le monde se divisait dès lors entre les concepteurs du langage, et les utilisateurs. Pour moi, il ne s’agit ni plus ni moins qu’une tentative de prise de pouvoir de la part de ces gens.
Je tiens aussi à souligner quelque chose issu de mon expérience. Dernièrement, j’ai parlé à un gay de la communauté LGBTQIAA+, et ce dernier me disait qu’il était choqué de voir ce que sa propre communauté devenait. Pour lui, ce qui se passe aujourd’hui ne relève pas d’un processus de respect de l’autre, mais d’une tentative de rendre la société entière intolérante envers ce qui a été jusqu’ici le comportement typique de la majorité de ses membres : l’hétérosexualité, le fait d’être « cisgenre », etc.
Voilà, voilà.
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