Culture, exégèse, psychanalyse, symbolique

Les dix paroles

Je publie ici ce texte avec l’aimable autorisation de Daniel Sibony.

Ce texte est un extrait du livre Lectures Bibliques (2006), Paris, Odile Jacob. Voir également Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et leurs destins (1997), Paris, Seuil, coll. Points.

par Daniel Sibony

          Les Tables contiennent dix paroles, et celles-ci sont un acte symbolique d’une rare violence – qu’elles s’efforcent de travailler, d’élaborer.

          Donnons notre lecture du point de vue de l’être; elle ne sera ni religieuse ni anti-religieuse; elle traverse le cadre religieux pour rejoindre des questions simples et cruciales de la vie. Car ces Paroles forment un noyau de ce que j’appelle éthique de l’être. Elles débordent aussi le cadre moral et obligent à faire le lien entre l’être et le mode d’être; entre la présence et la façon de se présenter face à l’être, au monde et aux autres.

          1. Commençons par les Paroles sur les conduites envers les autres; notamment par la cinquième: « Respecte ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que l’être (YHVH) te donne« .

          C’est souvent pris comme un ordre: il faut aimer ses parents. Or ce n’est pas ce qui est dit. Il n’est pas dit d' »aimer » ses parents mais de les respecter. Littéralement, leur donner du « poids ». C’est le mot employé (cabéd). Car ils pourraient, par eux-mêmes, ne pas avoir de poids. Ils pourraient être assez légers – envers eux-mêmes, leurs désirs, leurs projets, leur présence au monde, et surtout envers leurs enfants, qu’ils laissent venir au monde sans leur transmettre un minimum de cette présence. S’ils ont du poids, les respecter, c’est en prendre acte, le reconnaître. Mais s’ils n’en ont pas par eux-mêmes, il faut leur en supposer, pour donner consistance à leur place, leur lieu d’être, leur fonction de passeurs, bien plus qu’à leur « moi ». Si on ne leur donne pas du poids, on en vient à porter tout le poids qui leur manque; tout leur manque de poids, d’inscription, de trace. A porter le poids de leur manque. C’est ce qui arrive lorsqu’on veut suppléer leurs manques, à force de sacrifices, de refoulement et de souffrance.

          Comment leur supposer du poids? En les posant comme « responsables » de ce qu’ils font, de ce qui les touche ou les concerne. Il faut les envisager comme des « autres », aussi étrangers que proches donc avec une distance, même infime; pour les « considérer », avec respect; même si le père a besoin d’insulter sa femme et de faire des scènes de violence (qu’elle-même suscite subtilement…), et s’ils ont besoin de ça pour se retrouver, et si cette façon de s’aimer qui est la leur dure depuis longtemps. Ne pas prendre parti; ou du moins essayer, car on est déjà pris à partie. Ne pas remplacer l’un des parents pour l’autre… Si le père est absent, la mère vit « avec » cette absence, il n’y a pas à la lui combler.

          Les respecter donc, comme des relais de l’origine, des pointes de passage d’où l’on vient, d’où l’on descend: il n’est pas bon de descendre de rien, d’avoir une origine vide. En outre, celui qui trouve « nuls » ses parents, doit au moins les respecter pour avoir produit une merveille… comme lui. C’est dire que ce respect qui leur est dû est aussi un respect de soi. Avoir de la haine pour une part de ses origines.

          Ces relais d’être par où est passée votre naissance, il faut leur accorder de l’importance; à chacun d’eux séparément. Le texte ne dit pas: respecte « tes parents ».

          Chacun d’eux n’a fait que laisser venir votre vie, elle n’est pas à eux, elle a surgi du fond de l’être à travers ce couple. Leur donner de la valeur, non pas parce qu’on leur « doit » la vie – elle n’a pas été prise sur leur vie; quand votre vie a pris forme de vie humaine, ce n’était plus la leur.

          Certains font table rase de leur origine, trop vide pour eux, et ils portent toute leur vie le poids de ce vide. Peut-être que leur vie ne leur fut pas vraiment donnée; ils sont restés fixés à ce don en suspens; et la rage qu’ils en ont s’est déplacée dans leur envie de se casser, de tout casser, ou d’arracher ce qui leur est dû… Cette Parole leur dit de rendre ce poids à son lieu adéquat; de rendre à l’origine son poids intrinsèque.

          C’est différent de l’amour; on n’est pas tenu de les aimer; d’ailleurs ils peuvent n’être pas « aimables »; mais il faut les respecter comme existences, densités d’être. Les respecter c’est leur supposer un espace, un lieu qui n’est qu’à eux, le lieu de leur intimité. Celle-ci n’est traumatique que lorsqu’elle n’est pas respectée.

          Et si l’un d’eux fut indigne? raison de plus pour ne pas balayer ça d’un revers de main en riant jaune. Leurs manques aussi, il faut leur donner du poids pour pouvoir les leur laisser – comme une partie de leur destin. Bien des thérapies ne consistent qu’à rendre aux parents le poids qui fut le leur, et que leur enfant a pris sur lui, indûment; ça l’a aidé à exister mais à côté de sa vie. Pourquoi consacrer sa vie à réparer ce qui semble un manque ou une torsion de la leur? ou à répéter leurs manques en projetant de les réparer; en vain? Cela raccourcit votre vie, de vivre dans le fantasme (et de payer par le symptôme) une partie de la leur. C’est pourquoi le texte dit: « Respecte… afin que tes jours se prolongent« ; que tu puisses vivre pour ton compte; sans que ta vie soit raccourcie par l’angoisse de la leur. Les respecter évite l’état sacrificiel – où, s’ils ne pèsent pas lourd, le sujet croit devoir faire l’appoint, à corps perdu; souvent dans le passage à l’acte.

          Le Texte aurait pu dire: Respecte tes parents parce qu’ils t’ont donné la vie. Il dit tout autre chose: « pour que ta vie se prolonge ». Elle l’est si tu ne la leur consacre pas (à eux, à leur symptôme ou leurs fantasmes.) Alors, elle peut diverger, se ramifier, se déployer « sur la terre que l’être te donne« ; la terre que tu acquiers par la force de l’événement d’être, et non par la naissance ou la nature… Ici, la terre, c’est tout ce qui est appelé à devenir un lieu d’être. Il s’agit de pouvoir jouir de ta terre « promise », de ce qui t’est promis, de ce à quoi tu es promis – de l’avenir comme nouveau.

          Les respecter pour pouvoir s’en éloigner. Cela ne veut pas dire les laisser tomber, ou les renvoyer dos à dos – ce serait ne leur accorder aucun poids. Il s’agit d’ouvrir un jeu de distances. Cette Parole élabore une certaine séparation, grâce au « respect » – très différent de la soumission, qui est une sorte d’inclusion (dans la sphère des parents ou d’un vaste collectif). Le respect est la condition de l’écart, de l’entre-deux où l’origine bifurque. Après tout, des adversaires se respectent aussi. Donc, pas de mépris, a fortiori pas de haine pour ses origines. Si le père ou la mère suit une trajectoire infantile, égoïste, le respect c’est reconnaître que c’est la sienne, et qu’à un certain point elle se sépare de la vôtre. Cette séparation signifie que vous ouvrez un nouveau compte, le vôtre, au lieu de passer votre vie à lui demander des comptes, des arriérés… Et s’ils sont des « autres », on peut envisager d’être un autre pour eux.

          Parfois, respecter un père indigne, c’est lui offrir un beau vêtement trop grand pour lui; mais à lui de s’en arranger. La façon dont il porte ce respect ne regarde que lui. Tout comme sa façon de parler de ses enfants, de se les approprier, d’en être fier face à d’autres alors qu’il les maltraite – tout cela c’est son histoire, et il importe que ses enfants n’en soient pas « possédés ». En revanche, un fils programmé pour valoriser ses parents, du fait de sa réussite, paie pour leurs manques.

          Respecter le père indigne, c’est donner du poids au père qu’il n’a pas été, ou qu’il n’a pas pu être. Cela permet d’avoir un père qu’on puisse quitter. Parfois il faut lui inventer l’amour de soi qu’il n’a pas eu, qu’il ne s’est pas accordé, quitte à le laisser avec cet amour en friche, inutile, inexploité. Mais c’est le rendre à son histoire en lui donnant ce poids qu’il n’a pas eu. Si le père fut incestueux, le respecter comme père, c’est l’écarter comme violeur. A la limite, il faut le respecter comme père pour inscrire « avec » lui, malgré lui, l’interdit de l’inceste.

          Il s’agit de reconnaître aux parents (aux premiers « autres » que l’on côtoie) le droit aux manques qui sont les leurs; le droit à leur histoire; leur voie d’accès au temps, à la mort; leur droit à leur mort, et aux sursauts de leur vie. Cela implique de connaître leur histoire, un peu, pour la « reconnaître ». Reconnaître qu’ils en ont une, pour bifurquer à partir d’elle, et avoir son histoire, qui ne ressasse pas la leur ou qui la suive en pointillé. Les respecter c’est aussi les laisser vivre, et aller voir ailleurs. C’est leur supposer une valeur, même si elle vous échappe, autant qu’à eux.

          Ce respect contourne les ragots sur le « meurtre » du père ou la violence envers la mère; et sur « nos jeunes paumés » qui doivent « apprendre à tuer le père ». (Or ils y échouent, et ils partent avec en poche l’image d’un père « impossible »; ou d’une mère « invivable » ou impossible à franchir.) Mais faut-il « tuer » le père ou bien le reconnaître marqué de sa mort et de son histoire? dans une sorte de trait-retrait porteur de symbolicité… De même la mère, faut-il lui rectifier sa vie, ou admettre qu’elle la vive? elle qui vous a « laissé passer » en vous donnant ce qu’elle n’avait pas, la vie, avant de passer à autre chose?

          Cette Parole ouvre une épreuve, elle n’est pas un mode d’emploi pour bien vivre; elle indique la question. Elle est comme un curieux appel: ne sois pas névrosé; ne souffre pas à cause de ce que sont tes parents. Mais comment faire? Tant de souffrances de l’homme ont transité par ses parents… Or cette Parole pose une coupure. Elle est elle-même un recours contre des parents abusifs: les respecter, c’est pouvoir les mettre à distance grâce à cette Parole tierce; et ne pas leur « coller » au moyen d’une névrose. Respectez-les; laissez-les vivre leur vie, sans lui servir de carburant.

          Le contraire de donner du poids c’est alléger, et dans la Bible, c’est le même mot que « maudire ». Maudire quelqu’un c’est poser qu’il n’a pas de poids, c’est l’alléger de sa part d’être. Leur donner du poids c’est donc ne pas les maudire, ne pas appeler sur eux le mal; ne pas être vis-à-vis d’eux en état de vengeance – avec un manque qui est fixé, un passif qui s’est gravé.

          Certes, quoi qu’on fasse, on donne du poids à ses parents, même malgré soi, mais il s’agit de le reconnaître. Si on leur en veut sans le savoir, cette haine pèse d’un poids lourd. Si on en a honte, c’est qu’on leur donne du poids, sinon, pourquoi mobiliser contre eux la honte? Il s’agit donc d’acquiescer au respect qu’on leur donne; et qui aide à s’en protéger. Bien sûr, on pourrait s’en protéger en les aimant, mais s’ils n’inspirent pas l’amour, le forçage serait violent. Leur donner leur poids – et qu’il pèse ailleurs que sur vous -, c’est le contraire de la névrose où ils vous pèsent de tout le poids qu’à votre insu vous leur donniez.

          On connaît les enfants battus, mais l’inverse existe: des jeunes qui ne peuvent plus « tenir » face à leur père ou leur mère et qui se jettent sur eux et les frappent. Façon mortifiée de les faire exister, et de se frapper en eux (tout comme des parents se frappent dans leurs enfants). Dans les deux cas, manque de distance et de respect; chaos corporel, bourré de fantasmes incestueux. Le respect est une façon de marquer la différence de génération, où se régénère la différence.

          Cela dit, si cette Parole est posée comme loi, c’est que certains la transgressent. Ils ont honte de leurs parents ou d’une partie de leurs origines et ils seront très agressifs envers ceux qui les leur rappellent.

          Pour le reste, le respect des parents donne à ceux qui le vivent une réserve ou un fonds de respect envers les autres, envers le monde et la réalité qui plus tard prennent le relais des parents. Il vaut mieux respecter les autres, surtout si on doit les combattre. Si on nie ou méprise la valeur des gens, c’est qu’on doute de la sienne, compulsivement.

          Enonçons donc la cinquième Parole:

          (V) Reconnais le poids de tes parents.

          2. La Parole suivante, « Tu ne tueras pas« , s’entend mieux aussi du point de vue de l’être. On a tous eu des envies de meurtre, des fantasmes où notre désir d’être bute sur l’autre et veut résoudre le partage d’être par la suppression de cet autre; par l’idée que s’il n’existait pas… ce serait plus simple.

          Le meurtre veut simplifier la Création en supprimant certaines gênes, il veut nettoyer le champ de l’être, pour y être plus à l’aise. Enlever à l’autre sa part d’être, comme pour se l’approprier, c’est l’impasse ultime du partage: faire basculer dans le néant celui dont l’être met le vôtre en question. On l’a vu pour le premier meurtre.

          Ne pas tuer c’est accepter qu’il y ait des formes d’altérité qui nous échappent, qui font partie de la vie, et sur lesquelles la vie s’appuie – par besoin vital – pour créer du nouveau. Cette Parole dit: ne tuez pas un fragment d’être dès lors qu’il est devenu parlant, désirant, vivant… L’être se fait parlant pour interdire de tuer un fragment d’être devenu parlant – même s’il vous gêne très fort. Le tuer, ce serait prendre possession de l’être parlant. C’est une posture narcissique et idolâtre. Les meurtriers sont convaincus d’œuvrer pour une remise en ordre. Mais l’être peut prendre appui sur le malêtre pour se renouveler. Donc, interdit de tuer pour améliorer la création dans le sens que l’on juge bon, en se prenant pour un dieu qui répare les désordres. Cette parole dit que rien ne se répare au moyen d’un corps humain qu’on sacrifie pour l’occasion. Et il faut croire que l’impulsion à réparer en supprimant des fragments d’être qu’on juge mauvais, est essentielle, car cette parole reste aussi actuelle que le meurtre lui-même.

          L’appel « Ne tue pas », ce n’est pas le visage de l’autre qui me le lance – il peut certes le relayer: « ne me tue pas ». L’appel « Ne tue pas », c’est le rapport à l’être – l’éthique de l’être – qui l’implique, car tuer c’est s’emparer pour la détruire d’une part d’être déjà prise, prise par ce corps qui, dans cette part, joue son destin. Si je la tue, c’est que je refuse qu’elle m’échappe, et que je veux tout l’être pour moi. Le tueur est idolâtre et fétichiste. Bien sûr, le visage de l’homme qu’on va tuer rappelle le lien à l’être, dont il est l’un des relais; il sert de dernier rempart, il rappelle in extremis que c’est une part d’être qui est humaine, et qui suit son destin singulier. Il arrive que ça arrête le meurtrier, mais si c’est cela qui l’arrête, il est déjà coupable puisqu’il venait pour tuer. En tout cas, cela n’arrête pas celui qui a déjà absorbé l’être – le tout de l’être – dans l’idéal qu’il défend, le sien, qui l’oblige à tuer pour nettoyer ce qui déborde.

          Enonçons la sixième Parole:

          (VI) Pas de meurtre.

          3. La Parole suivante est traduite par: « Ne commets pas l’adultère« . Façon d’appeler à ce que le rapport érotique ne soit pas hors de tout lien symbolique. Disons-le ainsi: pas de sexe sans lien symbolique. On croit que cela concerne les gens mariés. Car le cliché veut que les gens mariés s’aiment, que le lien de l’amour et celui du mariage soient les mêmes. C’est souvent faux, mais cela ne veut pas dire que les époux ne s’aiment pas: ils peuvent aimer le lien d’être qu’ils ont bâti, et aimer y être ensemble. L’idée va donc plus loin que celle du mariage: ne pas faire l’amour hors d’un lien symbolique qui, par lui-même, induit une fidélité; une fidélité à l’amour, qui dépasse l’acte de rompre ou de renouer. Interdit d’adultérer l’amour (notamment de contourner l’autre, par la masturbation). Il y a dans le sexuel de l’originaire qui nous échappe; qui nous est redonné par l’autre: dans l’amour, l’autre vous donne votre manque-à-être originaire. Le rapport amoureux, inséparable du lien à l’être, à l’être comme Autre, on n’en est pas les auteurs. C’est ce qui fait du lien d’amour un lien symbolique essentiel: il a rapport au manque-à-être et il prétend le symboliser de la façon la plus vive, avec le corps de l’être aimé.

          Donc, pas d’autogestion du rapport amoureux; il transite par le lien symbolique à l’autre, et ne se réduit pas au plaisir. Même un lien passager doit être vécu et reconnu comme lien d’amour. Du moins y est-il appelé. Cette Parole dit de ne pas en rester à l’amour de soi.

          En un sens, le non à l’adultère appelle à ne pas se tromper de femme (ou d’homme) – en prenant par exemple celle du voisin du seul fait qu’il l’a marquée de son désir; donc en prenant la place d’un autre. Ce serait accepter de n’avoir soi-même ni place, ni désir… C’est là une limite aux abus du mimétisme.

          Mais cet appel à ne pas prendre sa jouissance sexuelle hors de tout lien de parole est un appel pathétique à ne pas fétichiser le sexe; même sur le mode débonnaire du pur plaisir.

          Enonçons la septième Parole:

          (VII) Pas de  sexe sans lien symbolique.

          4. La parole « Tu ne voleras pas «  interdit de couper l’autre de sa richesse, que sa vie a produite; de lui prendre, hors d’un échange, l’objet marqué de son travail, de son effort créatif. En volant cet objet, on a dans les mains du corps mort, du cadavre. Un objet volé c’est du corps mort de l’autre; il représente cet autre en tant que vivant nié. Cet objet sert d’ailleurs à relancer des circuits de mort.

          Et pour qui vole dans un espace « anonyme », dans un marché, qui vole comme on se sert, pour subsister, où est l’aspect mortifère? Certes, il ne mortifie personne, mais c’est lui qui se mortifie: il n’a pas accès aux richesses par les voies de l’échange, de la relation, de la présence, du partage inventif. Il se pose comme dérivation-poubelle dans l’espace des richesses; il consomme des produits bizarres qui ne sont ni naturels, ni artificiels – marqués de rien d’autre que de sa détresse, même froide et silencieuse. Le voleur a une blessure narcissique, qu’il comble en vain, compulsivement, avec cette drogue prélevée sur l’autre. Et il cherche l’overdose, la prise où c’est lui qui serait pris. Il « cherche » la loi. Il sait que la blessure est béante, irréparable; ce qu’il demande, c’est qu’on l’arrête dans cette dérive par une limite, celle qu’il n’a pas eue quand on lui a donné la vie. Sa façon de « prendre » la vie ne l’arrange pas: il organise un petit flirt avec la loi et s’arrange pour se faire prendre. Et ainsi il se sacrifie: il produit du « chaos » et se fait prendre pour que ce chaos soit arrêté. Mais son chaos intérieur, son angoisse demeure malgré un certain soulagement, dans le geste d’être arrêté.

          Donc, « Ne vole pas » c’est aussi: pas de rapport compulsif à la Loi. Il n’est pas nécessaire de faire du chaos pour s’assurer que la Loi existe. La limite existe, et cette Parole en témoigne.

          Le lien avec « Ne pas tuer » est clair: voler c’est prendre un fragment d’autre, une part de ce qu’il a « fait »; tuer c’est (la) prendre (à) la source de ce qu’il peut faire, confisquer tout l’avenir d’un fragment d’être; faire main basse sur sa source. Ne pas voler c’est se dire: ta part d’être, tu peux l’agrandir en passant par du tiers, de la loi, et non par toi-même faisant le juge. Car le voleur aussi est un fétichiste de la Loi; il se fait justice à lui-même et injustice à lui-même. Ne pas voler, c’est aussi ne pas garder l’objet de l’autre – il peut vous rendre malade. Bien des « maladies » viennent de là: on a gardé l' »objet » de l’autre au lieu de le lui rendre, après usage ou pas.

          Cette Parole appelle à ne pas se prendre pour la source du lien symbolique, ou pour sa fondation, ou pour son dépositaire, alors que ce lien à l’être, en tant que symbolique, vous traverse et vous échappe. Tout comme tuer, voler, c’est de l’idolâtrie.

          Enonçons la huitième Parole:

          (VIII) Pas de vol.

          5. Puis vient la neuvième Parole – sur le témoignage: « Ne réponds pas envers ton prochain un faux témoignage. » N’envahis pas avec du faux le destin d’un autre. Un événement s’est passé; l’être y est présent: c’est par l’être que l’événement arrive; donc, répondre d’un autre par le mensonge, auprès d’un tiers, c’est fausser la trame symbolique où l’être advient. C’est confisquer à l’autre sa part d’être, sa part à ce qui arrive en vérité. C’est se poser comme maîtrisant la vérité; idolâtrie, à nouveau, ou fétichisme. En imposant votre faux, vous faussez tout ce qui passe par vous. Témoigner, on est tous appelés à le faire: dire à des tiers ce qui s’est passé entre deux, ou entre soi et l’événement. On alimente le Tiers. Si c’est d’un faux témoignage, c’est une façon de l’empoisonner, d’empoisonner le symbolique.

          Le témoignage ouvre le deux sur le tiers, et si le témoin ment, il fait main basse sur le tiers, sur l’idée même de témoignage ou de médiation. Du coup, les deux ne peuvent plus se voir. « Tu peux me dire ça en face? – Oui, en face ». Mais la face s’est perdue. On ne peut pas se regarder en face.

          Les variantes sont multiples. Ne pas céder à la rumeur – faite de témoignages non avérés. Tenir compte de l’opinion mais ne pas s’y inclure.

          De même, il arrive que l’on transfère sur quelqu’un des désirs destructeurs; mais parler de ces désirs à d’autres comme de vérités établies, eux qui ignorent ce transfert, c’est du faux témoignage.

          Enonçons la neuvième Parole:

          (IX) Pas de faux témoignage.

          6. Dixième Parole, l’interdit de convoiter: « Ne convoite pas la maison de ton prochain, ni sa femme, ou son esclave ou sa servante… ni rien de ce qui est à ton prochain. » La racine du mot « convoiter » c’est… le charme (HMD): ne sois pas charmé par ce qui est à l’autre; ou envoûté, hypnotisé. Ne t’y retrouve pas tout entier; ne va pas inventer que c’est ça que tu désires; et croire que ça devrait te revenir, ou que c’est sur toi qu’il a pris ce dont il jouit.

          C’est l’interdit de rejoindre le désir de l’autre au point de s’identifier avec – sur un objet qui ne se partage pas sans violence: « Ce que je désire c’est ce qu’il désire… ». Ce drame de la jalousie s’évoque ici dans sa pleine intimité: quand l’objet est la maison, la femme, l’outil de travail. Le « mal » ici, ou ce qui fait mal, c’est de se mettre dans la peau de l’autre pour désirer; pour désirer sur son modèle. Cela suppose d’avoir eu mal à l’être – à la partie de soi qui ne pouvait pas s’accomplir et qui ne se voit accomplie que dans l’autre. (Le malêtre c’est de mal ressentir son lien à l’être; de sentir, par exemple, qu’un autre y a pris toute la place). C’est une certaine aliénation.

          Cette Parole appelle à désirer pour son propre compte. (Aujourd’hui on dit: comme « sujet », mais le mot s’est affadi.) Bien sûr, l’approche de l’être est singulière, toujours; et il y a des mouvements d’envie, des éclairs fulgurants; il s’agit de ne pas y rester, de ne pas y être. Nul n’a la clé de votre désir au point qu’il faille la lui prendre, pour s’ouvrir l' »accès ». Nul n’a cette clé, sauf si vous la lui avez donnée (prêtée, supposée). Alors, faites-en une autre, trouvez d’autres passages.

          Que les éclairs d’envie flambent ou s’éteignent, il ne faut pas passer votre vie comme victime d’un vol étrange qui aurait entamé votre être; ni en rester à un manque, la satisfaction étant toujours celle de l’autre. Là encore, c’est l’appel à retrouver vos racines dans l’être, sans les arracher à d’autres, ni les leur supposer. Etre dans la convoitise c’est supposer que l’autre a confisqué votre part d’être. C’est symétrique du vol (ou du faux témoignage, qui vole à l’autre sa parole). Là, c’est vous qui êtes « volé » – ou qui aimez à le croire. Cette Parole pose que personne ne vous confisque votre part d’être. Et si vous convoitez la femme de l’autre, cette Parole vous dit: mais il ne te l’a pas prise, personne ne peut te prendre « ta » femme – sauf si tu es consentant; ou si tu ne l’aimes plus (ou si elle ne t’aime plus, bref si ce n’est plus ta femme…). Personne ne peut te prendre ton désir d’être. Et vous, vous insistez: Mais si! on m’a pris mon désir, je n’ai plus de quoi désirer! La Parole répond: c’est possible, mais je pose que non; fais quelque chose avec ce non, avec cette position.

          Car la jalousie ne connaît pas de bonne réponse. C’est une blessure narcissique qui veut se guérir en se creusant; elle se lave avec le sang qu’elle fait couler. Elle est elle-même un appui, un point de fixation, pour le sujet en dérive. Le jaloux fétichise ce qu’il convoite et qui lui ferme l’accès à l’être. Cette Parole veut lui faire une ouverture en lui rappelant, par l’être qu’elle fait parler, qu’il y a du don, que l’être se donne aussi. La convoitise est une douleur dans le rapport au don. Elle exprime que le don fut détruit, le don de vie ou de parole; le don de l’être. Certains croient usurper la vie qu’ils vivent; comme si eux n’avaient pas leur part dans le partage de l’être. C’est pourquoi on ne répare pas la convoitise en offrant l’objet convoité, ou en le prenant. Cela ne répare pas la lésion, elle est au niveau du lien symbolique comme approche de l’être. Il faudrait donner tout à celui qui convoite; du coup on ne peut rien lui donner. Lui seul peut faire la mutation pour s’ouvrir l’accès à l’être, et stopper l’hémorragie narcissique, l’effusion mortifère avec l’autre. (Car dans la jalousie l’un et l' »autre » s’entremêlent, se confondent, s’agressent, se détruisent, et s’aiment – à mort…)

          Cette Parole, comme les autres, pose une certaine séparation; il y a de la place pour être… Elle pose que l’être ne se vole pas, ce n’est pas un objet qu’on saisit. Cela rejoint aussi l’interdit de « tuer », car le jaloux pose le « meurtre » comme condition de sa jouissance. Si l’être est donné à tous, il ne peut pas vous être pris, ou retiré. Ce n’est pas dans l’avoir de l’autre que l’on peut retrouver l’être.

          Cette loi est difficile à respecter, tant la jalousie est ancrée dans l’humain. Mais ce qu’elle demande est modeste: n’envie pas des choses précises (la maison, la femme de ton prochain…), porte ton envie ailleurs. Autrement dit, si l’envie te stimule, pourquoi pas? mais rejoue-là autrement que sur l’avoir de ton prochain.

          Curieusement, Paul de Tarse, fondateur du christianisme, n’a retenu de cette loi que ceci: elle nous révèle la convoitise. Oui, sans elle, on ne convoiterait pas: « Je ne connaîtrais pas la convoitise si la Torah n’avait dit: « Tu ne convoiteras point » », dit-il. La Torah, elle, dit le contraire ou presque; quelque chose comme: Il est clair que tu convoites, mais sache qu’il y a un Lieu où il est dit qu’il ne faut pas; et avec ça, fais pour le mieux. En somme, la loi instaure, autour du manque qu’elle désigne, un lieu d’échange et de dialogue, de dons et de pardons, de sacrifices aussi: de pertes volontaires pour dévier la perte involontaire. Mais Paul retient le rapport à la loi le plus courant: la peur d’être en faute vis-à-vis d’elle; la peur d’être puni; la peur de la mutilation?

          Enonçons la dixième Parole:

          (X) Pas d’envie pour ce dont l’autre jouit. Trouve ta jouissance autrement, comme la tienne et non comme la copie de l’autre.

          7. Voyons la première: « Je suis YHVH (l’être) ton souverain qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison de l’esclavage ». Le « souverain » (dont la racine est él, comme Eloah ou Elohim), le principe de souveraineté, suggère ce sens: Je suis l’être qui l’emporte sur toi, qui t’a sorti de l’esclavage. L’être-temps se fait parlant pour dire: qu’il est ce qui fait être chacun, donc ce qui le dépasse, le fait advenir dans le temps. Ce n’est pas une demande ou un appel, c’est le constat de l’écart entre l’être et ce-qui-est. Puis l’être rappelle qu’il fait passer de l’esclavage à autre chose: il « est » à la sortie entre esclavage et liberté; au passage. Cette façon de situer l’être, alors même qu’il « est » partout, le nomme par ce passage qui fait sens pour chacun: chacun est esclave de ce-qu’il-est et dit qu’il souhaite en sortir. Si la pensée de l’être n’aide pas à se libérer de ce qu’on est, lorsqu’on est esclave, à quoi sert-elle?

          La sortie est symbolisée par l’événement dont le Livre donne une figure archaïque: la Sortie d’Egypte. (L’Egypte ayant, dans la Bible, une connotation narcissique, mortifère: déesses mères, culte des morts, momies, écriture sans parole, roi-dieu pharaonique, sorcellerie…). Mais chacun peut se dire que son rapport à l’être c’est ce qui le sort de l’esclavage – où ça fonctionne tout seul, où l’on n’est que l’instrument de ce qu’on fait. Un esclave est un homme dont l’élan vers l’être est annulé. On peut être esclave de son travail, de sa place (même honorable), de ses titres, de son manque de place; esclave d’un autre ou de soi-même, esclave tout court, sans savoir de quel maître. On peut être esclave de contraintes, d’abstractions, de chiffres et de courbes, de savoir ou de non-savoir… Il y a beaucoup d’esclaves, sans qu’on sache qui jouit de les maîtriser. Quelque chose les possède, les débarrasse de leur noyau d’être, et les fait tourner en rond.

          Cette Parole première rappelle le contact avec l’être comme cela même qui doit empêcher d’être esclave… de ce-qu’on-est; faire sortir du mode d’être où l’on est esclave du semblant, et où l’être s’est dissous dans le paraître. Sortir vers où? A chacun de voir son chemin; souvent, on ne le sait qu’après-coup. Mais l’être – la force d’être – qui te fait sortir de l’esclavage, est un Je qui est plus fort que toi, qui l’emporte sur toi.

          Cette parole définit le rapport à l’être comme ce qui peut nous faire sortir de ce-qu’on-est; quoi que l’on soit, on y est esclave à la longue. C’est une prise de contact avec l’événement d’être. On comprend que la suivante soit l’interdit de faire des idoles, des « semblants d’être », des représentations qui voudraient accaparer le tout de l’être, et qui sont donc une forme de l’esclavage.

          Enonçons la première Parole:

          (I) L’être est le seul recours pour sortir de l’esclavage. Tout autre sauveur remplace un esclavage par un autre.

          8. Quant à cet interdit de faire semblant d’être, ou d’être esclave de semblants et d’images, il s’énonce dans la deuxième Parole: « Il n’y aura pas pour toi d’autre Dieu (souverain) sur ma face. Tu ne te feras pas de sculpture ou d’image de ce qu’il y a au ciel, au-dessus de la terre, et de ce qu’il y a sur la terre au-dessous, et de ce qu’il y a dans les eaux sous la terre. Ne te prosterne pas devant eux et ne sois pas à leur service, car je suis l’être, ton souverain, un souverain jaloux qui se rappelle la faute des pères sur les enfants jusqu’aux troisièmes et quatrièmes générations pour ceux qui me haïssent, et qui fait grâce jusqu’aux millièmes (générations) pour ceux qui m’aiment et qui respectent mes demandes« .

          C’est une forte logique. Si en effet le souverain qu’on se fabrique relève de ce qui est, alors il est soumis à l’être, il ne peut donc pas être au-dessus de l’être; il ne peut pas recouvrir l’être ou sa « face ». Et si le souverain (qu’on se fabrique) c’est l’être, sachant que l’être est unique, c’est absurde puisque rien de « ce-qui-est » ne peut produire l’être, comme tel.

          Reste le cas où l’on se fait des « divinités », des représentations qu’on adore, et qui sont supposées inclure l’essence de l’être. Cette Parole appelle à ne pas s’incliner devant un objet supposé inclure l’être comme tel, le « divin », l’instance symbolique. Cet « interdit de la représentation » nous convoque aux limites de toute représentation, là où elle est en arrêt, interdite, comme on reste interdit devant ce qui nous dépasse. Ce n’est pas un simple appel à se méfier de l' »imaginaire ». Respecter cet interdit, c’est seulement reconnaître le constat qu’il opère. On est libre de poursuivre une représentation jusque là où elle s’arrête, comme interdite, devant l’irreprésentable.

          Du reste, l’iconoclaste oublie que ce qu’il redoute c’est ce qu’il exige: une image vraie, dont le réel puisse abolir ce qui fait d’elle une image. Il attaque les images parce qu’elles comportent trop de semblant, et qu’il les voudrait, lui, plus vraies mais comme images: là est le stigmate de son élan totalitaire. Ne rien représenter qui ressemble à des choses de la réalité, c’est comme éviter que le référent (un arbre, un animal) se reconnaisse dans cette image, y reconnaisse le tout de son être, et la prenne donc pour sa propre création, celle du monde. On ne devrait faire que des images qui ne visent pas la ressemblance, qui même ne ressemblent à rien – pures éclosions de l’imaginaire.

          Il s’agit d’éviter la magie de l’image comme prétention à capter l’être.           YHVH se pose comme l’être-temps, et donc comme l’irreprésentable. D’où vient l’interdit de faire des représentations ressemblant à ce qu’il a créé? Du risque de les prendre pour l’original, donc de se prendre pour Dieu et de s’adorer dans ses œuvres.

          C’est un interdit émouvant: pas de représentation de l’origine, car faire mainmise sur l’origine de la représentation risque de la tarir, et de fétichiser ce qu’on fait. En fait, il y a peu de risque de faire main basse sur l’Origine par une représentation; de sorte que l’interdit vise non pas le faire mais le dire: ne dites pas que ce que vous faites englobe le principe de vie, l’origine du représentable, c’est-à-dire l’irreprésentable; ne le croyez pas. C’est donc l’appel à ne pas [croire qu’on peut] produire de l’irreprésentable, à ne pas se prendre pour du divin; ne pas jouer avec le fétiche, l’objet phobique. Autrement dit: ne vous faites pas peur, et n’ayez pas peur de vos œuvres.

          Cette Parole pose qu’on ne fait pas soi-même le lien symbolique: on ne le fabrique pas, on le transmet, on l’alimente mais le fait qu’on adore quelque chose ne suffit pas à l’ériger à ce niveau. Beaucoup de gens très avertis s’aliènent à un maître, à un « lien », et croient que la peur qu’ils en ont (la peur d’en être rejeté) prouve que ce lien est symbolique, transcendant. (Raisonnement vicieux: s’il n’était pas transcendant est-ce qu’on s’y serait soumis à ce point?)

          Au fond, il n’y a pas d’objet qui fasse le plein d’être. Mais y aurait-il, au moins, des images d’un tel objet? Cette Parole les exclut. Il est exclu que l’homme fabrique une chose qui contienne l’être ou qui en soit l' »image ». En un sens, il en est incapable, sauf par un coup de force sur le semblant, où il pose que ce qu’il fabrique c’est du divin puisqu’il l’adore; que ce à quoi il est soumis c’est du divin puisqu’il y est soumis. L’argument d’auto-référence est souvent pervers ou débile.

          Ne pas se faire d’idole – avec ses mains ou sa pensée -, ne pas entrer en idéologie, dans le ressassement d’une Idée où serait projeté le tout de l’être, c’est du même ordre que de ne pas supposer d’Etre qui soit suprême: rien de ce qui « est » n’est l’être. Et si l’on y contrevient, par un forçage quelconque, on nie l’unicité de l’être. C’est le sens de l’expression: « l’être-temps est jaloux« . Cette « jalousie » de l’être exprime son unicité; elle est simple et sans affect; l’être divin ne « supporte » pas qu’une autre entité se pose comme l’être. Et sa façon de le refuser, c’est que tôt ou tard, l’idole en question est brisée.

          Dans cette Parole, l’être se pose aussi comme lieu de rappel. L’être rappelle « les manques des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération » pour ceux qui le haïssent, et il fait « grâce jusqu’aux millièmes générations » pour ceux qui l’aiment. Puisque l’être est unique, cela fait sens: c’est le même qui suit les manques d’une génération à l’autre. L’être se transmet par le rappel du manque ou par celui de la grâce. La grâce est un des contraires du manque: une profusion de recours pour ceux qui sont dans l’amour. Grâce, baraka, merci… S’ils sont dans l’amour, c’est déjà une grâce, en soi. Y être rappelé c’est y être, c’est être dans l’amour. Quoi leur donner de plus, alors, sinon une profusion de rappels, d’élans transmissifs, jusqu’aux millièmes générations? Donc sans compter. Dans l’amour, ça se donne sans compter.

          Cette ouverture sur l’être dit cette chose très simple: il y a une mémoire qui transmet le rappel des manques et leurs fixations fétiches. Si les parents avaient telle « idole », tel fétiche ou fantasme enkysté, témoignant d’une haine de l’être en ce qu’il a d’infini, alors cela passe aux enfants et ceux-ci vont « payer ». Ce que les parents ont fermé du côté de l’être se transmet à leurs rejetons sur trois ou quatre générations, en fermetures frustrantes; le temps que ça revienne au point mort, et que la vie se renouvelle. Ils paient automatiquement, comme d’avoir eu des parents alcooliques, qui s’enivrent au produit qu’ils « adorent ». Fétichiser, faire une idole c’est bloquer une partie de l’être et de la Mémoire inconsciente; et ce blocage se reporte sur ce qui s’engendre, sur ce qui s’ensuit; sur les « générations ». Ça leur tombe dessus comme venant du réel.

          Ici l’être se pose comme force de mémoire, potentiel de transmission. Il pointe ceux qui se cramponnent au fétiche pour éviter l’épreuve de l’être: ce sont des haineux de l’être ou de l’origine. L’être est un appel d’amour, et les idolâtres n’aiment que ce qu’ils produisent eux-mêmes; comme les nihilistes nient tout sauf eux-mêmes en train de nier. Or, c’est un fait: ceux qui sont dans la haine de l’être la transmettent, au fil des générations, jusqu’à son point limite. Leur « haine » n’accepte pas l’événement d’être surprenant, surabondant, qui déborde les prévisions et l’identique. Ils veulent maîtriser les flux d’amour et de mémoire; étouffer ce qui échappe. Ces blocages peuvent avoir lieu en pleine religion. Cette Parole déborde donc sa gestion religieuse, elle concerne le rapport à l’être et au monde. Restent ceux qui aiment l’être. Il y a pour eux de la grâce, de la profusion, de quoi relancer des comptes nouveaux, de l’origine plurielle. Pour les haineux de l’être c’est au contraire très mesuré.

          Donc: ne te fabrique pas des représentations pour t’enfermer, ou pour y enfermer l’être; n’organise pas ton esclavage, en l’habillant au goût du jour.

          La fixation à l’idole est le contraire du passage entre esclavage et liberté; c’est l’impasse aménagée.

          Ce refus de l’image censée inclure le tout de l’être rappelle l’impasse narcissique la plus courante: on porte atteinte à votre image, et vous tombez car cette image était le support où tout votre être s’est investi. Si on y l’atteint, il ne vous reste plus de lieu d’être, plus de recours; c’est l’effondrement. Cela veut dire qu’au départ – à l' »origine » – vous n’aviez pour lieu d’être qu’un grand vide, masqué par une image. La blessure qu’on lui fait vous met le doigt sur le petit temple en ruines où trônait votre idole. Or nulle image ne tient lieu de rapport à l’être. Ce que dit cette seconde Parole, c’est que lorsqu’on se livre à cette pratique, qui fétichise l’autre ou soi-même, cela rejaillit sur ce qu’on « génère »: sur la progéniture. La transmission de l’être, l’ouverture sur la vie s’en trouvent bloqués.

          Enonçons la deuxième Parole:

          (II) : Rien d’autre que l’être ne vaut d’être divinisé. Pas d’idolâtrie. Elle implique une telle mutilation qu’elle se transmet aux descendants, et ils en souffrent sur plusieurs générations.

          9. La troisième Parole est du même souffle: libérer le lieu d’être. Elle dit: « N’invoque pas le nom de l’être en vain« . Ou encore: Ne lève pas (lo tissa) l’invocation de l’être divin pour des choses vaines ou fausses. Autrement dit, si l’être c’est ce qui te porte et te déborde, ne l’inclut pas, même en parole, dans le semblant que tu maîtrises. Ça dénonce l’idolâtrie à la petite semaine. Les religions en ont retenu qu’il ne faut pas « jurer » par le nom de Dieu. C’est un aspect, car jurer ou insulter, c’est dire des mots supposés définitifs; des mots de la fin, des mots-fétiches voués pour achever tel sujet. Cette Parole pose que rien de ce qui se fait ou se dit ne peut en finir avec l’être; rien n’est définitif. Ce n’est pas ceci ou cela qui est appelé à être, car l’appel est infini et traverse tout ce-qui-est. L’être n’est enfermé dans aucun temple; même s’il faut des lieux – ou des lieux d’être – pour l’évoquer. Toujours, il y a encore à-être, encore de l’être à venir. Beaucoup de choses vont arriver. N’en déplaise à ceux qui croient qu’on maîtrise l’histoire et qu’on éteint l’un après l’autre les « foyers » à problèmes.

          Cette Parole simple sur le respect du nom divin parle du potentiel infini des événements dont aucun n’est ultime. Pas de jugement « dernier », notamment. Pas même d’homme parfait à imiter; les êtres inspirés sont des corps par lesquels l’être se fait parlant, ou se fait entendre; ce sont des seuils vivants, des passages de l’être; ni parfaits, ni imparfaits.

          Rien n’est ultime, dans cette sorte d’appel au temps; à l’événement; cet appel à autre chose. Il y a toujours autre chose que ça. Si vous soutenez que tout est là, vous insultez l’être, vous le mettez dans l’avanie, la vanité. Vous le paierez: « car l’être n’acquitte pas ceux qui invoquent son nom en vain ». C’est presque un constat: ceux qui enferment l’être sont enfermés. Ils l’enferment dans la bulle de leur « position », de leur représentation, alors que l’être est appel au possible.

          Cette Parole rappelle la faille entre l’être et ce-qui-est, entre le dire et le dit; le don des langues et l’exercice d’une certaine langue. C’est aussi: ne pas se réduire soi-même; on est déjà assez réduit, assez borné…

          C’est donc plus qu’une parole de respect pour le divin, c’est l’amour du devenir en tant que dynamique de l’être. Ce qui est « vain », c’est de limiter l’être.

          Cette pensée de l’être – comme devenir indéfini, indécidable – pose qu’on ne peut pas s’en tenir , à tel fait, tel événement. Le devenir se livre à l’interprétation que déploie son mouvement propre. Même l’amour n’est pas un refuge, c’est une béance de l’être qui donne sur la vie.

          Voilà donc une Parole légère qui refuse qu’on appelle l’être à la légère; ou en vain. La vanité est de dire : « J’en suis là; je suis perdu; je suis vainqueur… » et de croire que l’être, lui, en est là, qu’il n’y a plus d’être à venir, plus de place ailleurs. Bref, être désespéré est un acte idolâtre, si on y reste. De même, il est vain de réduire l’autre à ce qu’il dit, ou qu’il semble être. Ce n’est qu’un fantasme de maîtrise.

          Et quand, dans le partage de l’origine par les religions, certains prétendent être plus près de l’être, ou être ses gardiens, c’est une insulte au divin et à l’humain; à l’être-au-monde comme tel.

          Ne pas « porter » le Nom de l’être sur des choses vaines, c’est préserver certaines zones d’ombre, de non-dit, de silence; ne pas confondre sa parole avec celle du divin; mais tenter de passer au-delà de ce-qui-est dit.

          Enonçons la troisième Parole:

          (III) : Pas de mensonge sur le Nom de l’être; sur la façon de l’appeler. L’être divin fait mentir toute parole qui le limite.

          10. La quatrième Parole pose l’arrêt du jour vide; c’est la pause du septième jour. Nous l’avons déjà évoqué: la Création aboutit à un jour vide; elle s’achève dans l’inachèvement; rien n’achève la Création, elle n’est pas « finie » même quand elle s' »arrête »; elle est ouverte sur un vide où l’on a rendez-vous avec l’autre dimension. Nécessité du jour vide interne à toute oeuvre, du jour comme interstice qui fait voir autre chose, une autre lumière, une lumière d’être. Ce jour autre et sa « lumière » coupent avec le travail, la routine, le fonctionnement. De nos jours, certains ne voient le jour vide que lorsqu’ils sont en arrêt (« arrêt » de travail ou arrêt-maladie); leur corps ou la société leur ont dit: on s’arrête.

          Marquer ce temps vide c’est vouloir être en résonance avec la Création, même si on ne « crée » pas. On tient le rendez-vous avec le vide où l’être afflue et reflue; c’est un rythme. Une façon de se ressourcer dans l’infini de l’être; le contraire du travail qui vous fixe sur un but, une fonction. Cette Parole rappelle que quoi qu’on fasse – quel que soit le travail – on est enraciné dans l’être, et ces racines sont à retrouver périodiquement. Le temps vide, évident, est le moyen de reprendre contact avec le lieu d’être, l’être comme Lieu, abstrait de toute propriété ou remplissage suractivé qui étouffe l’idée de Création.

          Enonçons la quatrième Parole:

          (IV) : Pas d’activité sans arrêt: c’est non créatif, ou destructeur. Il faut offrir un septième de la semaine à l’être-créateur.

          En résumé, voici la forme des « Dix Paroles » qui se dégage de notre lecture:

            1/ L’être est le seul recours pour sortir de l’esclavage. Tout autre sauveur remplace un esclavage par un autre.

            2/ Rien d’autre que l’être ne vaut d’être divinisé. Pas d’idolâtrie. Elle implique une mutilation qu’elle transmet aux descendants, et ils en souffrent sur plusieurs générations.

            3/ Pas de mensonge sur le Nom de l’être; sur la façon de l’appeler. L’être divin fait mentir toute parole qui le limite.

            4/ Pas d’activité sans arrêt: c’est non créatif, ou destructeur. Il faut offrir un septième de la semaine à l’être-créateur.

            5/ Reconnais le poids de tes parents.

            6/ Pas de meurtre.

            7/ Pas de sexe sans lien symbolique.

            8/ Pas de vol.

            9/ Pas de faux témoignage.

            10/ Pas d’envie pour ce dont l’autre jouit. Trouve ta jouissance autrement, comme la tienne et non la copie de l’autre.

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