Georges-Elia Sarfati
Au cours des entretiens qu’il m’a accordés, c’était à la fin de 1988, Léon Poliakov, sans vouloir désarmer mon enthousiasme juvénile d’en finir avec la judéophobie, me disait que l’on ne combat pas l’antisémitisme avec des arguments, que la raison se montre impuissante face à cette pathologie collective.
Son scepticisme, qui ne confinait pas au découragement, ne l’a pourtant pas empêché de se consacrer pendant un quart de siècle à la monumentale Histoire de l’antisémitisme, qui demeure une référence indispensable pour qui veut prendre la mesure de ce que son auteur qualifiait en outre de « contre histoire de l’Occident ».
En me confiant ce qui est aussi bien une mise en garde contre une approche par trop intellectualiste ou historiciste de la judéophobie, Léon Poliakov reprenait somme toute à son compte le point de vue d’un autre penseur juif d’origine russe: Léon Pinsker, le premier qui formula ce diagnostic, dans son pamphlet Autoémancipation (1882), rédigé à la fin du 19è siècle, peu après le pogrom de Kiev et d’Odessa (1880)
Léon Pinsker était médecin, mais il fut aussi, près de vingt ans après Moses Hess, et plus de dix ans avant Hertzl, l’un des théoriciens les plus significatifs du Sionisme. Pinsker savait que la haine des Juifs conduit tout droit au meurtre, et l’idée lui était venue d’en appeler à l’éveil de ses frères d’infortune pour éveiller la fibre nationale, la fibre du retour, que deux millénaires d’exil avait presque entièrement dévitalisée.
Léon Poliakov avait raison. Tandis qu’il terminait la rédaction de son Opus magnum, l’historien fut encore attentif à l’essor de deux phénomènes indissociables, venus en convergence l’un de l’autre: l’émergence de l’antisionisme européen combiné à l’émergence de la désinformation. Les deux essais qu’il consacra coup sur coup à ces renouvellements concertés de la manipulation de l’opinion sont des classiques du genre, que bien des contemporains devraient s’empresser de relire pour les méditer (De l’antisonisme à l’antisémitisme, 1969; De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, 1983). Ils sont un contre-poison des plus salubres, pour peu que l’on veuille s’abstraire des automatismes cognitifs qui tiennent lieu d’évidence de premier niveau, s’agissant d’une part de l’appréhension de l’Etat d’Israël, d’autre part de l’aisance avec laquelle les médias peuvent à satiété asséner des contre-vérités si routinièrement distillées qu’elles anesthésient la critique et s’imposent avec la force de connaissances indiscutables.
De l’antisionisme européen, L. Poliakov montre très précisément, que sous ses formes les plus radicales, il vient de la gauche stalinienne (dont la rhétorique ne manquera pas de contaminer la pensée 68, à l’initiative d’un Benny Levy), et du radicalisme islamiste palestinien. A l’époque où cette enquête nous renseigne sur les voies de passage qui donnent corps à cette nébuleuse délétère, il ne serait pas exagéré de dire que l’auteur a mis à nu les racines de ce qui a depuis pris corps sous les dehors complices de l’islamo-gauchisme.
De la désinformation, L. Poliakov éclaire encore la genèse soviétique, en prenant soin de faire le détour par les points d’ancrage d’une propagande nazie recyclée au cours de la Guerre froide, étant donné que l’Est et l’Ouest se sont partagés, au plus haut niveau de leur renseignement, les vestiges les plus actifs de la machine de propagande du IIIe Reich. Et là encore, sans rien démentir de la justesse de son jugement, l’historien souligne, avec les premières campagnes de désinformation antisioniste à la française, le rôle de pionnier que joue, à partir de la Première Guerre du Liban (été 1980), le quotidien Libération.
Le décor est campé.
Le reste n’est que littérature, et mauvaise littérature. Certes le grand tournant était pris depuis quelques temps déjà, précédant de peu Mai 68, lorsque le Général de Gaulle, signifia le renversement d’alliance, qui devait faire de la France, l’avant-garde européenne du point de vue arabe sur le Proche Orient. Le Quai d’Orsay donna l’exemple, fixa les règles, les grands medias s’alignèrent.
Depuis lors, à moins de disposer d’un terme de comparaison, ou de le rechercher ce qui se dit et s’écrit ailleurs, l’unilatéralisme antisioniste est tendanciellement le seul prisme qui vaille, la seule optique qui prévale pour parler d’Israël.
Il conviendra de revenir sur chaque aspect de ce mécanisme de mise en coupe réglée de l’opinion, d’en analyser les ressorts, les conditions de possibilité, les figures discursives, d’en faire apparaître les connivences, d’en suivre les régularités, d’en souligner la prédictibilité, de décrire le maillage serré des correspondances notionnelles qui ont permis d’installer dans les esprits une sorte de pensée-réflexe, entièrement outillée, d’une cohérence, mais aussi d’une efficacité, toute orwellienne.
Note: Le lecteur se reportera au texte suivant: G.-E. Sarfati, L’envers du destin. Entretiens avec Léon Poliakov, Paris, Bernard de Fallois, 1988.