Plus jeune, j’étais anti-israélien. Comme tout le monde. Sans le moindre intérêt pour la question et sans la moindre connaissance sur le sujet, j’avais tout de même « mon » opinion. C’était, bien sûr, par un humanisme un peu mécanique, au nom de l’humanité souffrante qu’il fallait combattre la barbarie israélienne, l’apartheid, les bourreaux du pauvre peuple palestinien. Je lisais le Monde Diplomatique et je hochais la tête face aux horreurs infinies dont les médias m’abreuvaient, confirmations sempiternelles de la perversité israélienne.
Abandonné à la bonne conscience humaniste, je croyais savoir que « mon » opinion était la « bonne » opinion. Seulement, « Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cherche rien » (Montaigne, Essais, XXVI). Cette ignorance sûre de son savoir, c’est celle de la plupart des intellectuels français, gentiment antisémites sans le savoir et avec les meilleures intentions du monde. Ce n’est pas de leur faute s’ils sont contre Israël : c’est Israël qui se conduit mal.[1]
À force d’avaler n’importe quoi, vient un moment où le soupçon s’installe. Personnellement, j’ai fini par m’instruire de l’histoire et par écrire un ouvrage pointant le travail de dissimulation de la réalité effectué par les militants anti-israéliens (Détrompez-vous ! Les étranges indignations de Stéphane Hessel décryptées, Intervalles, 2011).
Mais d’autres, non contents de leur vertueuse et ignorante opinion, militent sur la base de cette méconnaissance. C’est ainsi qu’une « Association d’universitaires pour le respect du droit international en Palestine » réclame de boycotter les manifestations de la « saison croisée France-Israël » et envoie sa prose aux présidents d’université, au mépris du principe de neutralité politique de l’Université.
Ils ne militent pas pour que cesse la dictature des dirigeants dits « palestiniens », ni pour que leurs écoles cessent d’enseigner comment égorger des Juifs, ni pour que l’éradication d’Israël cesse d’être leur objectif revendiqué. Seul Israël est l’objet de boycotts, des condamnations de l’ONU, des mobilisations citoyennes. Les dictatures du monde entier coulent des jours tranquilles à la tête de la commission des droits de l’homme de l’ONU, mais Israël, agressé et menacé militairement depuis son rétablissement comme nation (et même avant) est la seule horreur nationale contre laquelle il vaille de s’insurger.
Le mensonge factuel semble devenu un mode de pensée pour de tels militants, mais il possède une particularité notable : il n’est pas perçu — par ses propagandistes mêmes — comme mensonge. L’abomination israélienne est une donnée axiomatique. Il n’y a même plus à la prouver, uniquement à prélever des bouts d’événements qui l’illustrent. Il se trouve que ces récits, vidéos et reportages sont en général fournis par divers activistes du Hamas, du Fatah, de l’AP qui passent pour « journalistes » malgré leur participation politique ou même militaire à la lutte contre Israël. Ils alimentent en général les dépêches des agences de presse. On trouve de nombreuses vidéos de « bidonnage », avec des morts qui se relèvent, des enfants peinturlurés de faux sang, des pleureuses suractives, des victimes de tirs qui prennent soin d’être bien cadrées avant de faire un saut de carpe démontrant qu’Israël assassine le premier venu pour le plaisir. Sans parler des mises en scènes souvent inspirées par l’iconographie de la Seconde Guerre Mondiale.[2]
Des personnalités politiques musulmanes israéliennes, des étudiants, des journalistes, etc. se permettent de parler d’apartheid alors que leur statut même, bien intégrés qu’ils sont au sein de la société israélienne, démontre le contraire. Les sondages et la simple évidence montrent que les 20% d’Arabes israéliens préfèrent vivre en Israël que dans les zones contrôlées par l’AP, le Hamas ou les pays voisins car ils ont un meilleur niveau de vie, de soins… et ne vivent pas sous des dictatures. Inversement, la tolérance palestinienne n’envisage pas d’accepter de Juifs sur son territoire : cette conception de la pureté ethno-religieuse ne semble pas choquer l’Occident complice.
À la mise en scène des images correspond une mise en scène verbale fondée sur l’emploi de mots hyperboliques suggérant l’horreur la plus noire. L’axiologie est donc au cœur de leur tactique lexicale. La virulence du discours de dénonciation morale comme substitution à la réalité factuelle est le fait majeur des discours anti-israéliens. On en trouve un exemple flagrant ici : un soi-disant chercheur égyptien explique à la télévision les turpitudes du complot sioniste en mentionnant notamment que Theodor Herzl a été président des USA durant trois mandats avec Truman comme vice-président ! On peut le supposer de bonne foi, mais cela ne change rien. Imagine-t-on, à travers ce seul exemple, le degré de transformation du réel et son impact sur les mentalités ? Imagine-t-on à partir de telles affabulations comment se construisent les représentations de l’Occident dans le monde arabo-musulman ?
Cela pose de profondes questions sur ce qu’est le savoir et son rapport au langage. On peut s’interroger sur le type de dispositifs argumentatifs qui découlent d’un savoir délirant sans rapport avec la réalité. Pareillement, les militants anti-israéliens occidentaux sont dans un rapport d’ignorance érudite vis-à-vis des faits. Leur méticuleuses connaissances politiques relèvent de cet aveuglement face aux évidences : ils alignent ainsi des exemples tordus, décontextualisés, biaisés dans une conglobation argumentative en porte-à-faux vis-à-vis de l’histoire.
Les « universitaires » (éthos d’auto-légitimation…) de l’Aurdip se fondent dans leur indignation sur la « politique d’éradication du peuple palestinien » qui « n’est plus un secret pour personne ». Ils posent ainsi, presque banalement, l’existence d’un génocide perpétré par Israël. Cette extermination imaginaire est typique du discours propagé au Moyen-Orient où on lit couramment Mein Kampf et Les Protocoles des Sages de Sion comme explications de la vilenie juive. Ce délire factuel est vraisemblablement le fruit de l’auto-persuasion. La connivence exprimée par le recours à l’évidence possède une force apodioxique : on récuse d’emblée toute contestation puisque les faits revendiqués ont été posés comme préalable. Il en résulte une intimidation envers le public visé : comment ne pas s’indigner face à des horreurs que l’on présente comme établies ?
Étrangement, malgré le prétendu génocide israélien, le peuple en question connaît une croissance démographique remarquable.[3] Signalons, par ailleurs, que les « Palestiniens » n’existaient pas avant 1964-67 et avant la décision de l’URSS de créer un narratif permettant, dans la lutte contre le bloc de l’ouest, de se fonder sur le paradigme moral de la décolonisation (« le droit de peuples à disposer d’eux-mêmes ») en créant un peuple qui n’avait jamais connu de souveraineté parce qu’il n’avait tout simplement jamais existé. Avant cette date, l’adjectif « palestinien » désignait les Juifs : le simple passage au statut de substantif a fait soudain exister une entité inédite.
Autre question fascinante pour le linguiste : le mot « éradication » est-il dans ces discours une hyperbole (ce serait une sorte de stratégie rhétorique, en quelque sorte « de bonne guerre ») ou une véritable croyance ? Dans les deux cas, le monde réel est éclipsé par la jouissance verbale : on se paye de mots (sur le dos d’Israël) sans que le principe de réalité n’y puisse quoi que ce soit.
On notera que les « Palestiniens » qui ont en fait déjà obtenu leur état (la Jordanie, sur le territoire de la Palestine historique promise aux Juifs par la Déclaration Balfour, le traité de San Remo, etc.), sont bel et bien victimes de discriminations (Jordanie, notamment, où la nationalité leur est refusée), de massacres en Jordanie (Septembre Noir), en Syrie (voir ici, ici ou ici) ou au Liban (Sabra et Chatila), sans parler des éliminations d’opposants par les dirigeants eux-mêmes. Les militants « pro-palestiniens » n’ont en général rien à en dire : l’« éradication » est exclusivement israélienne.
Il en est de même pour l’argumentaire utilisant le mot « colon », « colonisation » et « colonie » suggérant une parenté avec « la » colonisation européenne — et se servant des connotations négatives de ce fait historique (singularisé de manière sournoise par l’article défini) sans mettre cela en parallèle avec toutes les colonisations de l’histoire, à commencer par celle menée par l’islam depuis 622 et ayant conquis des territoires qui englobent désormais tout le Moyen Orient qui fut autrefois égyptien, juif, romain, chrétien, etc. et qui au fil d’un nettoyage ethnique et religieux de plusieurs siècles, est désormais dépourvu de Juifs et de chrétiens. Les populations minoritaires résiduelles qui y persistent sont l’objet de diverses persécutions et discriminations.
Bien sûr, parler d’« occupation » et de « colonisation » consiste à utiliser les résonances négatives de ces termes et non la réalité juridique : les zones en cause en Judée-Samarie (« Cisjordanie ») sont gérées par Israël suite aux Accords d’Oslo (l’administration civile revient à l’Autorité palestinienne et la sécurité à Israël). La présence israélienne y est donc rigoureusement légale et consentie par l’AP.
Rappelons aussi que les disputes territoriales résumées sous le nom pervers de « colonisation » résultent des agressions arabes de 1947, 1967, 1973, etc. L’ambition nationaliste palestinienne ne consiste pas à obtenir des territoires mais à détruire Israël, ce qui est assumé par ses militants et ses dirigeants. L’occupation jordanienne des territoires aujourd’hui revendiqués comme « palestiniens » n’avait jamais fait l’objet d’une condamnation ni de réclamations : c’est donc clairement l’identité juive des occupants qui est en cause.
L’antisémitisme arabo-musulman, avoué et revendiqué comme tel en langue arabe dans le cadre du jihad, est relayé par des militants occidentaux au nom de l’humanisme. Ce transfert argumentatif est au cœur du phénomène anti-israélien et interroge en profondeur ce qui motive les militants universitaires dans leurs revendications. Rappelons que c’est bien au titre de la discrimination et de l’incitation à la haine que le mouvement BDS a été condamné en France. Le discours d’indignation morale de ces universitaires, en tant qu’il sert une cause terroriste, jihadiste, sectaire et antisémite, est un événement particulièrement préoccupant pour la salubrité de la recherche. Sur le plan de l’analyse du discours, il constitue un cas très intéressant pour l’étude de l’idéologie et des phénomènes d’embrigadement spontané.
Ces quelques remarques participent d’une plus large réflexion sur le discours militant. Il faut y étudier le rapport entre argumentation et croyance, entre hyperbole et arsenal lexical. Ce que j’ai appelé ici « l’ignorance érudite » participe aussi de questions de sociologie de la connaissance. La stratégie d’intimidation morale des militants repose sur l’humanisme dont ils se prévalent. Le narratif ainsi véhiculé devient plus virulent que la factualité politique ou historique. C’est un dispositif discursif où fusionnent la morale et l’acte de récit, produisant une sorte de transformation de la réalité en une parabole permanente, en une mise en scène exaltant un délire déontique qui s’autoalimente de sa propre vertu (« Nous avons raison parce que nous sommes le Bien »).
Le chantage moral est une forme d’argumentation. Cette stratégie entre dans un rapport d’intimidation avec l’interlocuteur et, faisant litière de toute démonstration, pulvérise la validité du réel. On la retrouve à l’œuvre dans de nombreuses constructions militantes (par exemple le pseudo-féminisme de l’écriture inclusive). C’est un dispositif qui mérite d’être étudié et repéré afin d’en saisir l’organisation et d’en contenir les effets délétères.
Jean Szlamowicz
(Remerciements à Isabelle de Mecquenem pour sa relecture)
[1] Un problème : depuis l’Ancien Testament, les textes et l’histoire montrent les peuples unis contre Israël (Israël le peuple, comme Israël la nation). Ce n’est donc peut-être pas l’actualité politique qui dicte cette animosité séculaire.
[2] Les parents envoient volontiers leurs enfants prendre la pose de la rébellion devant des soldats israéliens, dans l’espoir d’un dérapage ou simplement d’une posture photogénique. La multitude de photographes et de caméramen qui entourent ces événements ne fait en général pas l’objet d’une réflexion critique de la part des journalistes occidentaux.
[3] 3,4 % dans la bande de Gaza et 2,5 % en Judée-Samarie (2015), selon le CIA World Factbook. La France est à 0,4%…