Jean Szlamowicz
Au rang des présupposés idéologiques constituant de véritables discours sociaux, le positivisme tient une place particulière dans le journalisme de grande diffusion comme moyen argumentatif de valider des opinions. Les articles destinés au grand public sur des sujets variés, du football à l’économie, en passant par la santé, l’alimentation ou l’immigration, ne manquent pas de s’appuyer sur ce qui nous paraît un simulacre de démonstration. L’éthos (c’est-à-dire la valeur attribuée à un locuteur ou un texte en fonction de son identité et non de son contenu rationnel, le logos) fait partie des éléments les plus subreptices d’une argumentation. Nous avons déjà signalé comment l’éthos scientifique, autrement dit le fait de revêtir une apparence de scientificité, constitue un puissant ressort de conviction.
Chiffres, statistiques, graphiques, animations vidéo renforcent en général une thèse qui s’incarne dans la fameuse autorité citationnelle de formules comme « une étude montre que ». La santé, et en particulier la nutrition, sont l’objet d’un investissement scientifique intense. Prenons un exemple représentatif, anodin et contenant tous les ingrédients argumentatifs de l’éthos pseudo-démonstratif. En juillet 2018, une série d’articles parus dans la même semaine nous alertait ainsi sur le danger qu’il y a à porter une cravate, car elle serait susceptible de réduire l’irrigation sanguine du cerveau.
Passons pour l’instant sur la méthodologie de l’étude médicale elle-même : ma réflexion porte essentiellement sur ce que cette étude déclenche comme discours. Le simple fait qu’autant de médias rapportent la même nouvelle en même temps avec les mêmes conclusions et en formulant les mêmes remarques pourrait être l’objet d’une étude sur la diffusion et la création d’une doxa, sur la façon dont les scientifiques et les universités parviennent à utiliser la communication et le marketing pour mettre en avant leurs laboratoires avec des enjeux de notoriété que l’on pourrait comparer à la quête du scoop des médias.
La science comme prescription
L’étude scientifique en question, conduite à l’hôpital universitaire du Schleswig-Holstein en Allemagne sur un échantillon de 30 participants et parue dans Neuroradiology constate par IRM une réduction de l’irrigation sanguine du cerveau de 7,5% pour les participants portant une cravate. De manière flagrante, les résultats présentés dans divers médias grand public sont assortis de prescriptions comportementales :
« News reports about a study from Germany may provide the ultimate excuse for men to dress more casually for work, finding neckties reduce blood supply to the brain. »
“Ties restrict blood flow to the brain, study finds – suggesting men who wear t-shirts in the office may produce BETTER work”
“Why You Should Not Wear A Necktie: Inhibiting Blood Flow To Your Brain »
Le contenu de ces articles se résume à un discours simple : « la science démontre que les cravates sont mauvaises pour la santé ». Pourtant, les articles ont la prudence un peu mécanique d’utiliser la modalité épistémique restrictive et autres moyens permettant de ne pas pleinement asserter les contenus propositionnels : it suggests, it may, according to. Il existe ainsi une forme de contradiction dans la construction simultanée d’une assertion et sa limitation :
Comfortably dressed men may be smarter and higher-functioning than guys who wear ties — because the neckwear reduces blood flow to the brain, according to new research.
Cette façon de présenter une conclusion — laquelle constitue pragmatiquement le véritable contenu informationnel qui est proposé au lecteur — se protège par l’utilisation de la modalité épistémique portée par may tout en s’intégrant dans une argumentation globalement déontique partant de ce qui est présenté comme une conclusion certaine. Il faut retenir ce double mouvement de déonticité et de retrait assertif car il est symptomatique du discours journalistique et de ce qui relève en partie de la mauvaise foi — proposer un contenu de sens tout en se réservant la possibilité de ne pas l’assumer entièrement.
Le saut interprétatif
L’étude citée possède un certain nombre de défauts (nombre de participants réduit) et de faits inexpliqués (40% de ceux qui ne portaient pas de cravate ont aussi vu leur irrigation sanguine décroître, ce qui peut être dû au stress).[1] Il nous semble aussi qu’elle comporte une imprécision méthodologique majeure : le protocole demandait aux participants de serrer la cravate jusqu’à ressentir de l’inconfort. Ça n’est justement pas ainsi qu’on porte une cravate. La question du col de la chemise n’est pas abordée non plus — or, on peut penser que, pratiquement, c’est un col de chemise trop serré qui provoque de l’inconfort, même sans cravate. On peut aussi penser que le port d’un vêtement en mouvement n’est pas du même ordre qu’allongé dans une machine. Ou que le porte de la cravate n’est pas ressenti ni réalisé de la même manière par des personnes qui y sont habituées ou pas. Reste que ses conclusions sont les suivantes :
« The researchers found a reduction in blood flow to the brain of 7.5%, which is unlikely to cause problems for most men. Healthy people are likely to begin experiencing symptoms when blood flow to the brain reduces by about 10%. The authors found that wearing a necktie with a Windsor knot tightened to level of slight discomfort for 15 minutes led to a 7.5% drop in cerebral blood flow » (The Conversation)
Autrement dit, la cravate ne provoque pas de réduction du flux sanguin suffisante pour avoir d’effet significatif. Pourtant, les journalistes en tirent les conclusions inverses : la cravate est dangereuse pour la santé et nocive pour la productivité et la réflexion. À partir de faits démontrés dans un cadre précis doté d’objectifs précis, on passe à une extension prescriptive s’intégrant à une problématique possédant une pertinence liée au quotidien du lecteur.
Les conclusions portent ainsi sur l’efficacité au travail ou la performance intellectuelle : on travaille mieux si on ne porte pas de cravate. Il y a là un saut interprétatif qui constitue une torsion du fait physiologique initialement décrit. Les questions d’efficacité, de qualité, de performances sont évidemment multifactorielles. Ce sont des questions culturelles et conceptuelles : qu’est-ce que « l’efficacité », « la productivité », « la performance intellectuelle » ? Ce sont des concepts culturels et non des faits médicaux.
D’ailleurs, que faire de telles conclusions alors qu’une autre étude nous montre que porter un costume-cravate « change le fonctionnement de notre cerveau » de manière positive ? La question que ne posent pas ces articles est celle de la valeur démonstrative des faits, qui sont présentés de manière sensationnaliste comme des « découvertes ». Qu’est-ce que « montrer » dans le domaine scientifique ? S’agit-il d’une métaphore visuelle ? En fait, on pourrait suggérer de nombreuses autres conclusions par rapport aux faits rapportés dans ces articles : privilégier des chemises avec un pied de col bas, utiliser un nœud simple plutôt qu’un Windsor, etc.
L’article de The Conversation suggère également que les cravates « are mass transit for microroganisms » : mais pourquoi les cravates plus que les écharpes ou n’importe quel autre vêtement ? Ou pourquoi ne pas souligner que les mains sont porteuses de bactéries ? Faut-il se couper les mains ? Porter des gants ? Se balader à poil ?
Le principe de tels discours pseudo-scientifiques consiste à extraire un fait objectif et à le rapporter au domaine des comportements sociaux comme s’il était isolé des autres dimensions physiques où il se manifeste. C’est ainsi que les aliments sont souvent dotés de diverses propriétés, magiques ou néfastes, sans prendre en compte les quantités ou la fréquence de la consommation, l’état de santé individuel, le reste de l’alimentation, l’environnement et l’activité, etc.
Il en va ainsi pour la cravate. Si la thèse journalistique de la nocivité sanitaire et intellectuelle de la cravate était vraie, il faudrait imaginer ses conséquences : depuis des décennies, les hommes sont inhibés dans leurs capacités intellectuelles et professionnelles par la cravate ! Allons plus loin : les femmes, comme elles ne portent pas de cravate, sont nécessairement plus performantes que les hommes. Sauf si une étude prouve que l’inconfort des talons hauts fait perdre des points aux femmes… qu’elles regagneront quand une autre étude « prouvera » l’apport positif pour la confiance en soi des talons hauts. Et ainsi de suite… Ce qui est présumé mesurable donne ainsi lieu à des extrapolations dans des domaines qui ne le sont pas : l’irrigation sanguine est mesurable, pas l’efficacité intellectuelle.
Le prolongement social de la description scientifique
Le grand mélange des dimensions physiologiques, psychologiques, sociales, augmenté de la manie de la quantification (sans qu’on prenne en compte le protocole et la méthodologie qui la fondent) constitue le fond de tels articles de vulgarisation scientifique. La confusion des données quantifiables et du prescriptivisme social est constante.
Par exemple, The Conversation — « L’expertise universitaire, l’exigence journalistique » — propose un article qui se présente comme « research check », c’est-à-dire comme une vérification scientifique. Pourtant, après des critiques sur l’étude et des remarques sur l’innocuité des faits décrits, il conclut malgré tout à la nocivité de la cravate :
« The researchers found a reduction in blood flow to the brain of 7.5%, which is unlikely to cause problems for most men. (…) overall, the study is simple and well-designed. It adds to a small but growing body of research about the problems with neckties: they can lead to higher rates of infection, as they’re infrequently washed; and they may increase intraocular pressure (blood pressure in the eyes) to the point of increasing the risk of glaucoma. Perhaps it’s time to get rid of this unwelcome guest from our wardrobe, or restrict it to special occasions »
Cette contradiction entre factualité scientifique et recommandation sociale est en fait dialectique. Ces articles procèdent tous d’un impensé argumentatif positiviste : la régulation des comportements sociaux doit se fonder sur une démonstration scientifique :
« The findings are something of an endorsement for the increasingly popular tech-bro uniform championed by Mark Zuckerberg and the late Steve Jobs, doing away with ties in favor of stretchy attire. »
Certains articles se réjouissent donc que « la science » confirme les opinions qu’ils explicitent par ailleurs librement et sans justification autre que subjective :
« Oh, what men have to do for fashion, wearing something just to look oh so pretty. What a vain and superficial world this is. Fortunately, if you are not a man, you don’t have to deal with wearing something burdensome with no functional value just for the sake of looking good for other people, right? ».
Ce qu’on pourrait appeler le positivisme moral consiste à prouver que des opinions sont fondées scientifiquement. Ce recours à l’épistemé pour fonder la doxa est en général congruent avec l’air du temps : Steve Jobs et l’ère du cool sont, miraculeusement, validés par la science. Cette convergence des normes sociales avec la science — ou ce qu’on lui fait dire — est une des tendances de ce que Bachelard nommait « l’esprit préscientifique ». Il s’agit là d’un modèle argumentatif que l’on retrouve dans de nombreux domaines.
À partir d’une étude médicale sans guère d’intérêt prouvant que serrer quelque chose autour du cou comprime les vaisseaux sanguins (quelle découverte !), ces discours journalistiques aboutissent à la validation scientiste de comportements sociaux. Car derrière cette description de la cravate se cachent des préjugés idéologiques nombreux, investissant les pratiques vestimentaires d’une approbation morale : le t-shirt et la décontraction s’opposeraient ainsi aux raideurs d’un monde hiérarchisé incarné par le costume-cravate. Comme si les millionnaires en t-shirt et jeans déchirés ne constituaient pas la nouvelle apparence du pouvoir bourgeois…
Sources :
[1] « it’s important to note that 40% of the control group – those without neckties – also reported a decrease in cerebral blood flow », Yugeesh Lankadeva.