Zohra Bitan, une Grande Gueule made in France, par Liliane Messika (éd. Jean-Cyrille Godefroy)
Par Yana Grinshpun
On pourrait croire que notre société est définitivement en déclin, comme le dit Jacques Julliard, pourrie par les revendications identitaires, sexuelles et misérabilistes des groupes prétendument opprimés, par l’intersection des malheurs, par les racistes et les fascistes de tous bords, par l’autodestruction, le puritanisme et j’en passe.
Mais voilà qu’un peu de vent frais souffle sur ce marécage pleurnichard. Il nous vient d’un livre étonnant à plusieurs égards. La biographie d’une musulmane laïque écrite par une juive athée, cela n’arrive pas tous les jours. Un livre sur une femme écrit par une autre femme, sans que ni l’une ni l’autre n’arbore le badge de l’appartenance obligatoire à un quelconque parti féministe.
Zohra Bitan, une grande gueule made in France, vue par Liliane Messika, écrivaine, essayiste, traductrice et amie du personnage. La vie d’une Française qui se sent de souche, née de parents algériens musulmans et pauvres.
Zohra Bitan est devenue française jusqu’à la moelle par la culture, par l’adhésion au mode de vie, par le patriotisme, par l’amour inconditionnel (mais pas aveugle) de la France. Son itinéraire est raconté par une juive née de parents polonais : une autre française par sa culture, par sa langue et par son mode de vie. Les deux étaient socialistes, les deux ont cessé de l’être via le bulletin de vote, les deux le sont toujours par leurs convictions. Toutes deux sont issues « de la diversité », mais à l’époque de la première, c’était un handicap à faire oublier au plus vite. À la naissance de la seconde, c’était devenu un label aux bénéfices primaires et secondaires innombrables. Toutes les deux ont acquis les ailes de la culture sans oublier leurs racines.
« Si j’avais connu Liliane Messika, il y a quelques années, lorsque j’étais militante socialiste, je pense que je l’aurais détestée », a écrit Zohra Bitan. « Elle aussi était socialiste, de bulletin de vote, pas de militantisme. Cette gauche paternaliste et misérabiliste, Liliane l’incarnait et je ne comprenais pas pourquoi, elle, la privilégiée, votait à gauche ».
Et pourtant, quand leur chemin s’est croisé, elles se sont découvertes, toutes les deux, de vraies combattantes. C’est ce qu’elles sont toujours : pour la justice sociale, pour l’accès à la culture. Elles adhèrent toutes les deux à ce que la nation a de meilleur : ses valeurs, le mérite, la réussite par le travail, la laïcité, la culture. Elles revendiquent toutes les deux le patriotisme, contre les vents et les marécages du post-modernisme phobique à toute idée d’unité culturelle et nationale.
Voici l’histoire d’une gamine née septième de treize enfants, dont le père est un Hadj : une référence pour tout ce qui touche à la religion musulmane. Longtemps déchirée par sa double appartenance culturelle et sociale, Zohra vivait en France à l’extérieur, mais aussi au bled à l’intérieur. Elle est libre, mais attachée à ses parents, dont l’échelle des valeurs n’est pas la sienne. Elle est croyante, mais profondément laïque.
La double appartenance peut engendrer des conflits intérieurs et extérieurs, un déchirement permanent, voire la culpabilité et la haine de soi. Mais une fois l’équilibre trouvé entre les deux mondes, s’ouvre alors l’espace d’une formidable liberté, créativité, empathie, source de possibilités infinies, un monde symbolique assez riche pour donner plusieurs vue au lieu d’une seule.
Zohra Bitan est allée encore plus loin. L’équilibre entre deux univers ne lui suffisant pas, la musulmane laïque a épousé un Juif de nom, qui se sentait blédard par son mode de vie.
Les origines ont, somme toute, peu à voir dans cette histoire. Mais elles sont toujours au cœur de la construction de l’homme. Comme la femme joue un rôle majeur dans cette construction, c’est Zohra qui veille à ce que sa famille connaisse ses origines : françaises, algériennes et juives, en offrant à ses enfants non pas un entre-deux, mais une addition des trois.
L’apprivoisement des espaces symboliques est une chose, la vie à l’extérieur en est une autre. Avec une formidable énergie, elle milite au PS, pour améliorer la condition humaine. C’est une idéaliste, malgré toutes les épreuves que la vie lui a préparées. Sauf qu’elle y découvre un véritable appareil de mensonges, de paternalisme et d’instrumentalisation de la pauvreté, au service du narcissisme de belles âmes, qui n’ont rien à faire de la misère et de l’inculture de ceux qu’ils prétendent représenter. Elle quitte le Parti Socialiste dont elle dénonce l’inefficacité, le mépris pour les petites gens, l’indifférence pour la pauvreté, le culte hypocrite de la « diversité », le refus de poser des questions sur l’islam militant et conquérant, le souci prioritaire des apparatchiks pour leur belle image médiatique.
Loin de tous les -ismes, Zohra Bitan incarne le meilleur de ce que la pensée française a produit : la liberté de penser, l’égalité entre les femmes et les hommes, la laïcité, l’universalisme, l’amour du bon mot.
Liliane Messika décrit avec amour, admiration et un talent littéraire certain le parcours de cette femme véritablement libre, entière, intègre et très humaine, habitée par un amour des autres qui sait ce qu’il doit à la charité chrétienne.
Ce livre est un hommage à l’universalisme, à la culture française et à la femme qui a su l’incarner toute sa vie. C’est aussi une ode à l’amitié, un tribut à ce mélange universel des âmes que Montaigne célébrait en son temps.