Culture, exégèse, post-modernisme, révisionnisme

La polysémie, la dynamique du changement linguistique et l’offense

Entretien avec D. Grelier pour l’article sur la langue et l’offense

https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/gros-noir-comment-ces-mots-sont-ils-devenus-offensants-20230402

1/  Roald Dahl, Agatha Christie… Des textes sont aujourd’hui épurés car certains termes sont jugés « offensants ». Dans Miss Marple, toute mention faite à une personne « noire », « juive » ou « gitane » a été coupée. En quoi ces mots peuvent-ils susciter la crainte aujourd’hui ?

Bonne question. Je ne suis pas sûre que ces mots suscitent la crainte de qui que ce soit. Ce sont les nouveaux idéologues qui déclarent que les mots de la langue commune sont offensants. On ne peut pas ne pas penser à Orwell, qu’on cite souvent ces derniers temps : « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os ». L’idée que le mot « gitane » ou « noire » ou « juif » qui désigne une appartenance culturelle, ethnique ou religieuse peuvent offenser relève d’une interprétation inédite de la langue, de la culture, des auteurs et des lecteurs. Votre question me rappelle les épurations des textes de l’époque soviétique. Un des plus grands romans du XXe siècle « Le Maitre et Marguerite », écrit par Mikhail Boulgakov entre 1928 et 1940, a été publié en 1966 avec une coupure de 14000 mots, selon les spécialistes, et avec le remplacement de certains mots qui semblaient « amoraux » au régime soviétique. Par exemple, le mot «amant » était considéré comme « dégradant », car il renvoyait aux rapports extraconjugaux de l’héroïne. Alors, on l’a remplacé par un autre, pour préserver la morale du lecteur soviétique. L’histoire se répète, vraiment sous forme d’une farce et nous assistons à un phénomène gravissime pour nos démocraties.

-la censure exercée par les idéologues qui se croient moralement supérieurs au commun des mortels en pensant à la place des autres ce qui est Bien et ce qui est Mal.

-le révisionnisme littéraire totalitaire narcissique qui réduit la littérature au degré zéro et annule la multiplicité des sens que proposent les mots et les œuvres.

2/ De même, on remplace des termes comme « laid et bestial » par « bête ». Que comprendre de cette modification, si ce n’est que l’on remplace un attribut physique par un attribut moral ?

Certainement. Il faut bien comprendre que derrière tout ce travail de sape de la langue et de la littérature se cache (ou en fait, ne se cache même pas) l’idéologie qui ne reconnaît aucune altérité, ni subjectivité, sauf la subjectivité du censeur qui décide ce qui est Bien et ce qui est Mal. Ce n’est pas en remplaçant un attribut par un autre, un mot par un autre qu’on évitera de mauvaises pensées. Ce n’est pas parce que le mot « laid » n’apparaîtra pas que personne ne percevra la « laideur » ou la « bestialité » (qui peut être également un attribut moral). Quand on commence de cette manière, on ne s’arrête plus jamais. Parfois qualifier quelqu’un de bête est plus offensant que de qualifier quelqu’un de laid.

Émile Benvensite, un grand linguiste français, écrivait dans son article « Euphémismes anciens et modernes »(1949) : « Tout dépend de la nature de la notion que l’on veut rendre présente  à l’esprit tout en évitant de la désigner. Si la notion est de celles que la norme morale et sociale réprouve, l’euphémisme ne dure pas ; contaminé à son tour, il devra être renouvelé ».

On n’en sort pas. Les censeurs plus « purs » expurgeront « bête » pour le remplacer par exemple par « à intelligence diminuée » etc. C’est sans fin.

3/ Dans quel cadre des adjectifs qualificatifs comme « gros » (devenu « énorme » dans un texte de Roald Dahl) peuvent-ils devenir « offensants » ? N’y va-t-il pas une méprise quant au rôle du qualificatif ?

L’offense est un terme qu’on utilise à tort et à travers aujourd’hui. Tout est devenu « offensant », même les prépositions sont déclarées « sexistes » par certains promoteurs de la justice linguistique. L’offense est un terme subjectif qui renvoie à des paroles qui peuvent atteindre l’honneur ou la dignité des personnes. Mais en quoi la description d’un personnage peut-elle offenser …le lecteur ? C’est attribuer au lecteur des pensées délirantes, en prenant les personnages littéraires pour des êtres en chair et en os. Quand on décrit Don Quichotte comme « maigre » et Sancho Pansa comme « gros », qui offense-t-on ? Il ne reste qu’un pas avant d’accuser Cervantès de représenter les gens du peuple espagnol de manière « offensante ».

Sans dire que « énorme » est un degré superlatif de « gros »…

4/ Est-ce la même chose que pour le mot « noir », qui depuis quelques années est remplacé par « black » ? Autrement dit, pourquoi un terme qui possède, littéralement, le même sens qu’un mot français serait-il plus acceptable ?

Le terme « noir », prononcé par d’autres que les Noirs, a été déclaré raciste, porteur de mémoire coloniale, oppressif etc. « Black » vient de l’anglais, et est considéré comme plus prestigieux, car identifié à la culture afro-américaine, à la musique (Black Music Soul, Black Jazz), aux revendications politiques. Être « black » est plus classe que d’être noir. Mais attention, l’usage de ce terme en français est aussi contesté par certains Noirs en France qui considèrent que « black » renvoie aux Noirs américains et que cela ne les concerne pas, parce qu’ils ont la peau noire. Il n’y a donc pas de consensus sur ce terme.

Donc, pour répondre à votre question, la discussion sur « black » et « noir » n’est pas la même chose que « gros » et «énorme ». Il y a des mots qui renvoient plus que d’autres aux idéologies, à la mémoire historique, aux revendications politiques.

La grosseur n’est pas encore l’objet d’idéologie, ni de mémoire discursive. C’est plutôt « l’offense » qui devient une idéologie dominante.

5/ Comme Olympe de Gouges, en son époque, a rédigé la Déclaration des droits de la femme, se démarquant ainsi de la Déclaration des droits de l’Homme, peut-on parler d’une dépossession du sens générique de certains mots ?

C’est tout le problème des théories pseudo-linguistiques aujourd’hui. Le mot « homme » a pour vocation de désigner en français une catégorie générique d’être humain rassemblant les deux sexes ou tous les sexes même quand on proclame qu’on n’en a pas.  Ne trouve-t-on pas chez le grand prophète de la fin du monde les raisonnements sur la mort de l’espèce titrés de cette manière : « La fin de l’homme » (Francis Fukuyama) ? Un autre grand linguiste français, Antoine Meillet, en retraçant l’histoire du mot « homme » remarque qu’en certaines langues indo-européennes, le mot qui désigne les êtres humains en général s’opposait à dieux. Par un hasard historique le mot vir (mâle) disparaît des langues romanes, et homo, ensuite homme deviennent des vocables génériques. Simone de Beauvoir aurait été très étonnée de savoir que son roman existentialiste Tous les hommes sont mortels aurait pu être interprété comme parlant des hommes (mâles).

Par ailleurs, cette dénégation de l’existence du sens générique produit des absurdités soutenues par les institutions. Par exemple, la circulaire de Blanquer préconise

« de recourir à des formulations telles que « le candidat ou la candidate » afin de ne pas marquer de préférence de genre, ou à des formules telles que « les inspecteurs et les inspectrices de l’éducation nationale » pour rappeler la place des femmes dans toutes les fonctions ».

Avant la diffusion de ces théories, aucun locuteur de la langue n’aurait pensé que l’utilisation de la forme du masculin neutre aurait un quelconque rapport avec « la place des femmes dans toutes les fonctions ». Aucun lecteur, ni lectrice d’ailleurs, de Montaigne n’imaginait un instant que la première phrase des Essais  « Voici un livre de bonne foi, lecteur » s’adressait uniquement aux hommes ou que Baudelaire ignorait les femmes en écrivant Au lecteur. Dans les emplois génériques, le féminin et le masculin se trouvent en rapport d’inclusivité. Le masculin, lorsqu’il se confond avec le neutre, perd ses traits sémantiques restrictifs et « s’invisibilise » dans les emplois génériques. Mais les idéologies font fi de ce fonctionnement en essayant d’imposer des usages inédits et délirants de la langue.

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